• Type de RP : Mission
  
• Date du RP : fin mars 2020
  
• Participants: Novalynn Hawthorne
  
• Trigger warning: Aucun, à voir
  
• Résumé: un inconnu recherche des personnes de bonne volonté pour l'accompagner au premier dîner avec sa belle-famille
  

Le virtuel, c'est bien pratique pour quelqu'un comme Arold, introverti tant qu'on lui en laisse la possibilité. En revanche il n'a jamais été un gamer au sens où il aurait accumulé les performances incroyables, ses soirées ne sont pas assez longues pour ça ; il joue à de petits jeux contemplatifs aux scénarios étranges, comme Edith Finch, Fran Bow ou Year Walk, quelques platformers aux univers uniques et rêveurs comme The Floor is Jelly ou Unravel...

Cette semaine, il vient de faire une folie et de s'acheter une borne d'arcades, dépensant au passage une portion conséquente de ses économies à la grande surprise de son père. Pourquoi ? Il ne sait pas trop, peut-être juste pour se réjouir d'être encore en vie après avoir frôlé la mort de près ; et il n'a pas encore osé l'allumer. L'appareil trône dans le coin de son salon comme une sculpture étrange, dédiée à un dieu d'un autre pays, toute décorée d'artworks issus d'un jeu un peu en-dehors de sa zone de confort : Cadillacs & Dinosaurs.

Ce soir, il traîne sur G(oth)aming, un site de discussion pour les amateurs de jeux vidéo indépendants un peu rares et obscurs. Il ne cherche rien en particulier, mais il sait que tout le monde ici pourrait faire ce genre de folie et que personne ne le jugerait pour ça, c'est une forme de confort et de sécurité. Il participe rarement aux discussions parce qu'il n'a pas vraiment de contribution à apporter, mais c'est beaucoup moins intimidant qu'un échange en face à face. Et quand il remarque une certaine interaction, il s'y intéresse, sourcils froncés dans la lueur bleue.

Un homme a posté une petite annonce pour "engager" un frère ou une soeur afin d'assister avec lui à un dîner de famille, et de cacher son statut d'orphelin. Allons bon, c'est bien la première fois qu'Arold voit une histoire pareille. Et ça pourrait aussi bien être un touchant appel à l'aide, entre camarades de débauche vidéoludique qui se comprennent, que le point de départ pour une très vilaine histoire...

Comment savoir si c'est vrai ? Ou si c'est une arnaque ? Il copie le texte de l'annonce et le place dans son moteur de recherche. Et il trouve une autre incidence du même message, sur un site de thérapie par les plantes. Ha, ça va, c'est probablement une arnaque. Il va peut-être signaler ça aux autorités compétentes et penser à autre chose. Mais il connaît aussi cet autre site, il a parfois interagi avec quelqu'un qui parle d'alternatives intéressantes pour les traitements qu'il suit, des expérimentations très prometteuses à base de champignons actifs, il doit bien admettre que ça semble tentant. Et après vérification, c'est cette même jeune femme qui a reposté l'annonce, un peu pour s'en moquer. Elle a postulé comme petite soeur et va se présenter au dîner de famille d'ici quelques jours. Tout cela a l'air bien réel, finalement...

Il la recontacte par message privé, comme il l'a déjà fait une fois ou deux pour parler thérapies. Son pseudonyme sur le site est "Arold" tout simplement, il n'a pas fait preuve de beaucoup d'imagination. Et avec les noms elfiques et druidiques qui envahissent le serveur, le sien pourrait passer pour une construction médiévale pas très inspirée. D'ailleurs, il se moque bien d'être reconnu en ligne : il assume volontiers tout ce qu'il y écrit. Même si ce soir, il écrit quelque chose d'un peu plus aventureux que sa moyenne. Il lui propose d'y aller avec elle.

Ce sera plus difficile de se coordonner à trois, mais il sera plus difficile de les malmener à deux. Si c'est un piège qui les attend, il sera à ses côtés, en vrai gentleman. Mais après tout, il se peut aussi que tout se passe normalement ou disons plutôt, comme prévu dans l'annonce. Et dans ce cas, Arold ne s'en cache pas : il a eu l'impression qu'elle prenait cette idée à la légère, et il veut s'assurer qu'elle n'en profitera pas pour se moquer d'un brave homme. L'idée est mauvaise, il essaiera de convaincre d'y renoncer, de toute façon il faut qu'ils passent du temps ensemble pour mettre au point ces private jokes qui font la crédibilité d'une fratrie... et la taquinerie en fait partie, mais il ne veut tout de même pas que la petite sorcière aux champignons magiques s'amuse aux dépens d'un innocent.

Et puis, dans un sens, il veut aussi protéger la belle-famille. Ces gens sont en danger d'être trompés et de tomber de haut à l'avenir, s'ils recroisent l'un ou l'autre des faux frère et soeur, dans un contexte qui leur révèle la vérité. Le drame menace, et peut-être se déclenchera-t-il plus tôt que prévu, au cours de la soirée elle-même. Il préfère être là si c'est le cas, pour tenter de calmer le jeu et offrir une oreille attentive. Après tout, c'est son job... même si en l'occurrence, il ne retranscrira rien et se hâtera d'oublier toute cette histoire.
Il leur propose de se retrouver au zoo de Robbinson Park, pour bavarder l'air de rien en regardant les animaux.

Parfait, au moins la demoiselle acceptait de se concerter avant le jour J. Arold s'y présenta dans sa tenue habituelle, cravate et chemise sans fantaisie, une veste jetée sur son épaule pour éviter de transpirer comme un héros d'action, et une glace à l'eau dans sa main, histoire de soutenir sa tension faiblissante d'un petit shot de sucre. Sa tendance à voir à travers les gens sans vraiment enregistrer leur présence ne l'aidait pas à rechercher son rendez-vous.

Le parc était envahi de papillons rares dont il lui semblait connaître certains, d'une autre vie sous des cieux équatoriaux. De fil en aiguille, il eut le sentiment vague d'avoir ramassé de l'or dans une rivière, ressentit le parfum de l'arbre à karité et de ses chenilles grillées, et suivit des yeux un papillon en se demandant quel goût il aurait. Suite à quoi, une tornade sortie de nulle part se jeta sur lui.

"Bonjour N... Certes mais j... Facile, mais immoral et à long terme... Les chèvres, tu dis ?"

En bon fonctionnaire de la Nation, il avait sur lui le plan dûment plié et une vague idée de l'organisation des lieux. Le zoo des enfants, c'était à côté des snacks et de l'aire de jeu, naturellement ; au bout de l'allée principale, on ne pouvait pas se tromper. Et il aurait été très surpris que les chèvres ne soient pas là-bas, mais dans un habitat polaire ou tropical comme il y en avait tant, émaillant la carte. Le plan était intéressant, mettant en parallèle des zones lointaines de la planète avec des écosystèmes américains. Un peu chauvin mais utilement mnémotechnique, pour les gamins qui viendraient tenter de compenser les lacunes de l'enseignement courant.

"Alors !" commença-t-il lorsqu'il put en placer une, indiquant la voie dans le même temps. "Je vois bien que tout ça t'amuse beaucoup, mais il faut se rendre à l'évidence, ce n'est pas raisonnable. On devrait surtout essayer de convaincre notre "frère" de changer d'avis. D'ailleurs, tu sais s'il a aussi menti à sa copine, ou juste à ses beaux-parents ?"

Il se tenait légèrement en retrait, craignant un peu que cette joyeuse elfette le capture à nouveau par le bras, le cou ou la taille, ou toute autre manoeuvre d'approche physique. Non pas que ça le mette mal à l'aise, enfin si un peu, mais surtout il était chatouilleux ; il n'avait aucune envie de glousser comme un imbécile sous les regards de tout le monde, ou de laisser tomber sa glace. Il avait l'habitude de manger très lentement, et une jeune fille bondissante assortie d'un soleil violent ne le feraient pas réformer ses coutumes si facilement.

"Il faut penser à lui, à son avenir. Nous, ça ne nous impacte pas, on trouvera bien une excuse pour être absents aux fêtes suivantes... à moins qu'il cherche vraiment à jouer la famille de coeur avec nous tous les 36 du mois ? Le pire, c'est que mon père serait ravi. Surtout qu'il parle de se reconvertir en opérateur drone pour mariages..."

Il se tut en s'apercevant qu'il s'était mis à parler tout seul. S'ils étaient bavards tous les deux, ils ne s'en sortiraient jamais. Et en tant qu'aîné, il devait montrer l'exemple. Il était d'ailleurs assez curieux d'entendre ce que la demoiselle aurait à raconter sur son propre compte ; ils avaient beaucoup parlé plantes et médecine mais pas tellement de leurs vies privées. Et quitte à élaborer un gros mensonge, si vraiment ils n'avaient pas le choix, ce serait d'autant plus efficace d'y incorporer une dose de vérité.
Lui, par exemple, pouvait dire qu'il passait une partie de l'année en Afrique, excellente justification pour éviter les grosses réunions de famille. Quelle que soit la suite des événements, il ne se gênerait pas pour invoquer ce prétexte.

A côté d'un enclos paisible à parents fatigués et gamins hilares nourrissaient lapins et cochons d'Inde, sous le regard pesant d'un capybara circonspect, des barrières plus hautes à la construction rustique isolaient les animaux moins contrôlables, tels que chèvres, moutons et alpagas. L'endroit risquait d'enthousiasmer à l'extrême la jeune Nova ; il aurait peut-être mieux valu l'entraîner à l'aquarium.

Le greffier se laissait aisément contaminer, dans la mesure de sa réactivité très modérée, par le comportement de ses proches. S'il avait un peu mieux connu Nova, il aurait eu beaucoup de mal à garder son sérieux. Mais en l'état, elle l'inquiétait plutôt. Il sentait bien qu'il ne contrôlait pas grand-chose. Quoique résigné à ce sentiment dans sa vie courante, s'il intervenait dans cette situation bien précise, c'était pour exercer une action ; et il commençait à se dire que ça ne serait pas facile, car sa complice avait beaucoup plus d'énergie que lui. Cela dit, elle ferait une parfaite diversion en cas de besoin.

"Mon nom c'est juste Arold, comme le roi Harold mais sans le H. Tu peux m'appeler comme tu veux." Il se garda de dire : mais pas Ari, car il craignait qu'elle ne pense plus qu'à ça.

Et puis, il y a plus urgent à discuter. Il a prévu une petite fiche avec sa propre histoire familiale, qui est surtout située à l'étranger et peut être utilement recyclée pour leur mascarade. Mais en apprenant davantage de détails, il est surtout accablé par le caractère boiteux de ce plan.

"Si sa fiancée ne sait pas, alors il ne construit pas une union solide. C'est son coup d'essai après tout. Il m'a l'air de quelqu'un de très immature. Je pense que je vais lui jouer une Goodbye Lenin ; je discuterai discrètement avec quelqu'un de la famille, je lui expliquerai tout et je ferai appel à son indulgence pour jouer le jeu. Si notre "frère" n'en sait jamais rien, ça ne le dérangera pas."

Depuis combien de temps n'avait-il pas été aussi jeune que cette demoiselle ? Non seulement en corps, mais en esprit. Le greffier laissa flotter ses pensées tandis qu'elle s'amusait à de brèves interactions avec les animaux. Un souvenir fugace lui revint, puis s'enfuit. Son arrivée à Gotham, étudiant, découvrant le jogging dans les parcs et les tractions à l'air de jeux, le mince luxe de faire pousser du basilic sous sa fenêtre pour agrémenter ses nouilles, l'aube qui se levait tout à coup et lui faisait réaliser qu'il n'avait plus le temps de terminer un devoir. Il était arrivé à faire brûler ces stupides nouilles plus d'une fois, il avait une réputation à l'époque, un surnom, il avait oublié lequel. Il n'avait pourtant rien d'un pyromane... Sa main se porta brièvement à sa poche, où un carnet neuf attendait ses nouvelles confidences, et il se mordilla la lèvre dans une grimace incertaine.

Sortant sa fiche, il la relut en attendant que Nova le rejoigne, pour lui présenter ce brouillon et travailler ensemble leur fausse histoire commune. Ils n'auraient pas assez du tour du zoo pour mettre au point une comédie crédible, assez détaillée pour occuper l'espace sonore à l'infini, assez simple cependant pour qu'il la mémorise malgré ses difficultés d'apprentissage.

Le temps passa beaucoup trop vite jusqu'au dîner fatidique. Arold avait fait des efforts vestimentaires, il avait repassé toute sa tenue y compris sa cravate qui était d'un bleu ciel engageant, et il se préparait déjà à répondre aux salutations imprévues, du genre "ah mais je vous connais, vous travaillez au tribunal !" car mine de rien, même s'il n'attirait guère l'attention, il croisait pas mal de monde depuis son arrivée à Gotham. C'était l'avantage et le désavantage de sa fonction. Il n'était pas vraiment fébrile ou intimidé, il était là dans les meilleures intentions du monde et en accord parfait avec sa conscience. L'imprévu était à prévoir, une pensée qui en désamorçait le stress dans une certaine mesure.

En arrivant, Arold entendit les râleries de Nova et songea que les choses commençaient bien. Il sentait bien l'odeur de brûlé qui le renseignait sur le problème en cours, et il n'était pas si surpris que ça ; il était à peu près d'accord avec la stratégie proposée par Nova, mais elle était vraiment remontée et ce n'était plus le moment. Il n'était vraiment pas fan de cette coutume de craquer nerveusement avant les mariages ou autres enterrements, ou avant Noël, comme si c'était naturel. Son seuil d'épuisement était très bas et il ne pouvait pas se permettre d'être à la fois fixé sur le travail à faire, et à la fois stressé. C'était l'un ou l'autre.

"Oh, il ne faut pas s'énerver comme ça, ça arrive à tout le monde de laisser brûler des pâtes."

Il chercha des yeux où poser le bouquet de fleurs qu'il avait apporté, mais il ne semblait pas y avoir un seul vase ici. Une cruche vide marquée d'un logo inconnu - ça ferait l'affaire, tant que ça pouvait contenir de l'eau.

"...Et d'oublier de faire les courses."

Pas de quoi bricoler un repas digne de ce nom dans le frigo. Eh bien, il faudrait trouver quelque chose pour camoufler cette absence. Arold devait bien admettre que ce genre de chose lui arrivait régulièrement. Heureusement, il n'avait pas de belle-famille et n'invitait personne d'autre, donc ces impairs passaient inaperçus et il avait son père à la maison pour arrondir les angles, sauf quand ils étaient contents d'une soirée pizzas.

"Du coup, je sais faire des gâteaux sans lait et sans oeufs. Et sans sucre," ajouta-t-il en consultant le contenu d'un placard, une petite moue sur le visage, "avec les fonds de bouteilles à la place. Fais voir les Monster ? Et ça c'est quoi... deux barres chocolatées... parfait."

Il commença à émietter les barres dans un saladier. Un sachet de levure jadis acheté et jamais utilisé, de même pour la farine... Il restait un fond de vodka mal caché, du lait en poudre ? pas beaucoup mais ça ferait l'affaire, un peu d'huile pour compléter le reste de beurre. Une pincée de sel, ça il y en avait toujours, bizarrement. Et le Monster pour le sucre. Il mit le beurre à fondre et jeta un coup d'oeil au propriétaire des lieux. Il était vraiment gêné de prendre ainsi possession de sa cuisine. C'était une situation de crise et s'il avait eu un grand frère ennuyeux type comptable, c'est ce que ce dernier aurait fait.

"Personne ne t'en voudra de ne pas savoir cuisiner. On t'en voudra de ne pas avoir fait d'efforts, c'est différent. Mais bricoler avec pas grand-chose, en général ça plaît plutôt."

A ce propos, il avait repéré quelques boîtes entassées sur les étagères : des goodies liées à diverses passions vidéoludiques. Des figurines, des bannières... des reproductions d'objets magiques ? Il n'était pas sûr de tout reconnaître. Mais soit. Ce serait sans doute utilisable pour donner un peu de personnalité à la réception.

"Avec ta permission, je vais décorer la table pendant ton absence. Prends aussi des pizzas au distributeur, froides, on les réchauffera ici au dernier moment. Bon courage !"

Il tapota l'épaule du pauvre amoureux et le laissa filer. Lui-même aurait été incapable d'acheter tout ça sans rien oublier à nouveau. Mais leur frère d'un soir avait sans doute ses propres techniques. Pour sa part, il aurait tout écrit dans son téléphone et fixé des alertes régulières pour se remettre les idées en place à chaque tournant. Arold le laissa se débrouiller et revint auprès de Nova ; en préchauffant le four, il commença à touiller vite fait le beurre fondu avec la pâte du saladier, et disposa de petits tas de pâte sur la plaque. Par expérience, il savait que le résultat serait mangeable, un peu sucré, un peu salé, et beaucoup plus apprécié qu'un grignotage acheté en sachet. C'était déjà quelque chose. Un peu de bluff et ils pourraient même prétendre que la recette était inspirée d'un des univers de prédilection représentés dans la déco.

"Tu lui parles un peu brusquement. Le pauvre est déjà stressé. Si on le surmène, il risque de faire des faux pas. Tu n'as jamais été amoureuse, toi ?"

Il faut dire qu'elle était un peu jeune pour ça... et pour être honnête, il aurait été mal placé pour la prendre de haut sur ce sujet. Il avait déjà été amoureux, mais n'avait jamais concrétisé au point de pouvoir prétendre qu'il avait vécu une histoire d'amour.

"Rah, j'en étais sûr."

Arold avait pâli légèrement, croyant un instant que tout tombait déjà à l'eau ; il n'était pas prêt. Il comptait bien rétablir la vérité en fin de soirée, à l'insu de leur "frère", mais seulement après avoir donné à la famille une chance de l'apprécier sans a prioris. Là, c'était trop tôt ! Mais heureusement, ce n'était qu'une connaissance indirecte, qui ne les menaçait pas pour le moment.

"Fallait qu'un d'entre eux connaisse un d'entre nous, même vaguement. Bon, utilise ça comme une diversion, parle de ton métier, ça meublera. Surtout si des silences s'installent ou si tu vois qu'on est en difficulté."

Lui, il gérait les parents. Il avait toujours un bon contact avec les personnes relativement âgées et surtout, conformistes voire ennuyeuses. Après avoir surmonté une envie grandissante de se cacher dans la douche pour la soirée, il adressa à la mère un sourire crispé et lança au hasard que leur frère n'avait pas dit ce qu'ils faisaient dans la vie ; ils se mirent à parler boulot, beau temps, généralités sociologiques, et il sentit que ces gens l'appréciaient étrangement. Ils étaient vraiment ennuyeux. C'était presque vexant de leur plaire à ce point.

Enfin, bien sûr, ils s'intéressaient plutôt aux capacités de leur futur possible gendre. Que pensait-il des investissements dans les nouveaux quartiers ? Devenir propriétaire et se lancer dans la spéculation locative, ça, c'était un bon plan d'avenir à son âge. Cela dit, savoir qu'il avait à ses cotés un grand frère capable de le conseiller utilement, ça les rassurait déjà beaucoup. Il avoua tout de même que les questions sentimentales n'étaient guère de son ressort et qu'il se gardait bien d'en parler avec sa fratrie, étant lui-même un éternel célibataire marié avec son travail... le père déclara avec satisfaction que le comptable de son bureau était exactement comme ça. La mère ajouta qu'heureusement, ils avaient une petite soeur très vive et éveillée, qui était sans doute une vraie petite fée de la sensibilité féminine.

Arold avait d'énormes doutes. Mais il acquiesça avec assurance. Il leur glissa tout de même qu'elle était assez boute-en-train, et cacherait sans doute sa nervosité ce soir en se faisant remarquer ; il avait l'air assez attendri pour qu'ils n'interprètent pas ça comme une menace. Oh, bien sûr, les jeunes, tout ça, d'ailleurs quel âge avait-elle encore ? A peine majeure, confirma Arold. Ils avaient beaucoup d'écart. Ah, c'était toujours sympathique, les grandes fratries étendues, leurs parents devaient être un très beau couple. Dommage qu'ils travaillent à l'étranger. (Arold avait prêté sa configuration familiale aux deux orphelins. Du moins, une version édulcorée, ne conservant que les points... les plus conservateurs, justement.)

"Heureusement, ma mère sera bientôt à la retraite, enfin, si ils arrivent à la convaincre de se reposer." Petits rires entendus. Conversation sur les plans de retraite. Cependant, les pizzas se réchauffaient tranquillement, diffusant peu à peu un parfum qui se voulait irrésistible. Arold aurait aimé que le maître des lieux fasse acte de dévouement en allant les sortir du four, mais visiblement il n'allait pas y penser tout seul. L'amour, tout ça. Il dut donc s'éclipser pour s'en charger, l'air de dire que c'était bien normal, un réflexe quand il dînait avec les "petits". Il priait pour que rien de terrible n'arrive pendant qu'il transférait la nourriture à table. Au moins, il n'y aurait pas de faux pas et de vol plané : il était lent dans ses déplacements, mais terriblement précautionneux.

Il s'autorisa une gorgée de bière, pour l'ambiance. Et il le regretta immédiatement. Ses neurones commençaient déjà à se court-circuiter. Il s'arrêta vite et invita tout le monde à s'asseoir, pour pouvoir le faire lui-même.

"...Les pizzas sont trop chaudes." Si, c'était une réponse appropriée. Quelqu'un qui ne serait pas offensé qu'elle se prétende orpheline sur Twitch n'aurait aucune réaction, n'est-ce pas ? "Tu nous joues un peu de musique pour patienter ?"

La soirée se passait à peu près bien. Arold avait l'impression de sauver les meubles beaucoup trop souvent étant donné que ce n'était pas son idée, mais il se rendait bien compte que le stress rendait leur nouvel ami complètement incapable. Et à chaque nouvelle minute de mensonge qui s'ajoutait aux autres, ça ne faisait que s'aggraver, fatalement. Il avait vraiment de la peine pour ce pauvre garçon. Il était temps de dire un mot au chef de famille entre quatre zyeux ; Arold avait eu besoin d'un bon moment d'observation pour déterminer qui c'était dans ce cas précis, et il avait conclu que c'était la fille. Les parents semblaient aussi faux que leur éventuel futur beau-fils. Pas menteurs à proprement parler, mais artificiels et tout en façade. Finalement, il y avait là une forme de justice poétique.

La fille était rayonnante, spirituelle, attentive, et non seulement elle méritait la vérité plus que quiconque ici, mais elle saurait sans doute la comprendre. Il décida de lui chuchoter des aveux après l'avoir invitée à faire des cocktails sur une de ses recettes de débrouille absolue, laissant le propriétaire des lieux parler informatique avec les anciens. Un échange qui finirait sans doute dans un silence gêné, mais au moins il s'exprimait du fond du coeur. Heureusement que Novalynn assurait l'ambiance en gratouillant la guitare : il la voyait très bien organiser un petit concert improvisé.

"Nova n'est pas orpheline parce qu'elle nous a auprès d'elle," lança-t-il à voix basse en sortant les bouteilles disponibles. Le tintement lui sembla soudain intolérable. Il commençait à fatiguer nerveusement et son cerveau lui envoyait des signaux de détresse. Contrairement à son habitude, il se força à l'ignorer. Le moment fatidique était venu. L'air de rien, il nota sur un papier le numéro de la personne à prévenir à l'hôpital si il faisait un malaise, et le garda dans sa main tout en continuant ses préparatifs. Garder les yeux fixés sur les objets l'aidait à rassembler ses pensées, sans se laisser intimider par le regard brillant posé sur lui. Maintenant qu'il avait éveillé sa curiosité, et lui avait laissé deviner la situation, il n'avait plus de choix que de se jeter à l'eau.

"Je ne sais pas si tu t'en doutais, mais il y a une chose que je dois t'avouer : on est une famille de coeur, en réalité. Bon, mieux vaut continuer à faire comme si tu ne le savais pas, pour le moment... il n'a aucune envie que tu le saches, il admire tellement ta belle famille nucléaire et il a peur de ne pas être à la hauteur. De façon générale il a peur de ne pas être assez bien pour toi. Il est prêt à être une toute autre personne à tes yeux pour être sûr que tu ne l'abandonneras pas," expliqua-t-il avec un sourire triste.
Evidemment, pas de shaker ; il faudrait faire sans. Les glaçons en revanche s'accumulaient dans le congélateur, depuis combien d'années ? Il valait sans doute mieux ne pas le savoir. C'était le genre de glace où on aurait pu retrouver le cadavre de Franklin.

L'essentiel, c'était que les couleurs s'articulaient harmonieusement dans les verres. A côté, des notes de musique retentissaient. Est-ce que Nova allait se mettre à chanter à tue-tête aussi ? Il l'aimait bien, vraiment, mais elle allait lui faire tourner la tête au sens propre. Trop d'énergie, là où lui n'en avait déjà plus assez, ses batteries épuisées en quelques heures d'interaction sociale intensive. Ha, ça se voyait beaucoup trop qu'ils n'avaient aucun patrimoine génétique en commun. Pourtant il n'aurait pas vu d'inconvénient à se retrouver ici de temps en temps. Cet endroit était vivant, imparfait et lacunaire mais vivant. S'il avait été du genre à se comparer et à établir des complexes d'infériorité, c'est lui qui aurait eu l'impression de ne pas y avoir sa place. Mais il se disait surtout qu'il allait ramener quelques plantes la prochaine fois, de la variété qui n'a pas besoin d'être arrosée trop souvent.

Peut-être qu'il avait envie de se dire qu'il en serait capable, physiquement : passer des soirées entières ici à jouer à des jeux de société, regarder des films, juste parler... tout en sachant que ce n'était pas exactement le cas. Il allait s'effondrer avant le débrief, c'était sûr. L'objectif maintenant, c'était de tenir la tête haute jusqu'à la fin du dîner et le départ des invités, et de se vautrer après en laissant les autres discuter. Un cocktail bien sucré et une part de pizza le relanceraient peut-être pour quelques temps, mais la machine avait ses limites. Le papier serré dans sa main, il commença à ramener les verres à table et eut le plaisir de voir que leur hôte avait commencé à distribuer les parts. La faim faisait beaucoup pour la courtoisie parfois !

Arold était vraiment rassuré de voir la dulcinée réagir ainsi. C'était une fiancée parfaite. S'il avait été du genre à se marier, il en aurait voulu une de ce calibre. Et elle appréciait déjà Novalynn, ce qui était une bonne chose : les attachements non réciproques étaient toujours un phénomène chagrin à observer.

"Elle est adorable. C'est comme un petit soleil : faut pas s'en approcher trop près mais qu'est-ce qu'on ferait sans lui ? Je crois qu'elle ne sait pas à quel point je l'apprécie, et ça vaut mieux, elle vivrait accrochée à mon cou comme un petit koala." Arold était vraiment soulagé que Nova soit là pour illuminer l'ambiance. C'était elle qui rendait toute cette folie supportable. D'accord, elle pouvait à chaque instant déraper sur un sujet malaisant sans même s'en rendre compte, mais tout le monde percevait très bien qu'elle le faisait en toute innocence ; et ils avaient tous eu son âge (ou l'âge beaucoup plus jeune auquel ils s'étaient comportés ainsi.)

Arold faillit s'effondrer en la voyant prononcer ce mot magique, ou maléfique selon le public, qui n'était guère connu encore dans la population générale, mais qu'elle avait sans doute amplement expliqué. Lui, il était bien obligé de connaître : travailler dans un tribunal criminel vous mettait en contact avec toutes les occupations plus ou moins secrètes des suspects comme des victimes. Impossible de conserver le moindre doute sur la nature humaine, et cet aspect-là était encore un des plus charmants qu'il ait à côtoyer.

"Alors, juste une seconde, concernant Onlyfans. Tu aurais beaucoup de succès à court terme mais tu es en âge de penser à long terme, maintenant. Et si un jour tu veux faire un métier qui réclame un CV impeccable ? Tu serais parfaite pour animer un atelier d'enfants, et là, pas de chance : ils n'engagent pas les gens dont on peut trouver des photos à poil."

A son tour, il attirait les rires. Ils avaient presque un petit numéro tous les deux, un clown chaotique et un clown triste qui se donnaient la réplique, incarnant leurs traits caractéristiques avec une régularité comique. Si ça pouvait détendre l'atmosphère, il ne voyait aucun problème à se donner en spectacle - surtout qu'il constituait le personnage auquel les parents pouvaient, un tant soit peu, s'identifier. Il eut soudain l'impression vertigineuse qu'ils étaient tous à cette table des caricatures chacun à sa façon, que c'était ce qui faisait d'eux des Gothamites, et peut-être des individus, et il se demanda si c'était pareil ailleurs ou si c'était le terreau de cette ville, celui qui faisait un jour fleurir à partir de ces petites graines de grands criminels flamboyants - puis il parvint à couper court à la rêverie catatonique qui cherchait à s'installer.

Cette petite parenthèse lui avait donné le temps d'ordonner ses pensées en bout de course. Il ne fallait pas donner trop de détails sur leur passé commun. Il ne fallait pas qu'on pose trop de questions. Et il ne fallait pas qu'il révèle quoi que ce soit lui-même, par erreur. Une idée lui vint en tête : oui, il allait tenter ça.

"On a tous des sujets dont on n'aime pas parler. Ce n'est pas la peine de s'y appesantir. Regardez Batman, par exemple."

Batman, décidément, aurait sauvé la population de bien des manières cette nuit : celle-là, il ne s'en doutait même pas.

"Peut-être qu'il est orphelin. Peut-être qu'il a un job ennuyeux qu'il claque en gadgets et en plantes vertes. Peut-être qu'il est sur Onlyfans. En tout cas, il n'en parle jamais. Et est-ce qu'on devrait l'embêter avec ça ? Je ne pense pas."

Il ne suggérait pas que leur ami était Batman mais disons qu'on ne l'avait jamais vu dans une pièce avec Batman à côté, chacun se faisait sa propre opinion, tout ça. Il haussa les épaules et revint à son assiette. Alors qu'il essayait d'en couper le contenu pour occuper ses mains, il réalisa qu'elles tremblaient, et préféra les poser sur ses genoux. Il aurait préféré un fauteuil, une chaise avec des bras, pour être sûr de ne pas en tomber en cas d'éblouissement. Une chanson lui tournait dans la tête, répétitive jusqu'au vertige - une histoire de saltimbanque vacillant sur sa corde entre tous les extrêmes de sa vie, les choix qu'il n'avait pas fait, toutes ces occasions où il aurait pu plonger... Allons, encore un peu de concentration. C'était à lui de poser le décor que les invités, bien élevés et pleins de bonne volonté sans nul doute, n'attaqueraient plus désormais. Et une petite phrase y suffirait.

"On se parle sur internet. Ce qui est important à retenir, c'est que notre "frère" a quelques grandes passions sur cette plate-forme. Il peut vous en parler pendant des heures, en vrai spécialiste. Et il rayonnera bien davantage qu'en abordant les heures les plus douloureuses de son passé lointain."

Sur ce, il lui laissait le micro. Il ne se sentait plus capable d'assurer une conversation cohérente. Parler, ça allait, directement du cerveau à la bouche et fin de l'effort. Mais écouter et traiter des réponses émises par des voix différentes, par des âmes inconnues, et digérer l'information de manière à produire une réaction appropriée... il allait cramer un fusible. Quoi que les autres fassent pendant un temps, il s'en lavait les mains, la station assise était sa priorité.