Finalement, le Joker n'avait jamais rappelé.
C'était sans doute la meilleure issue envisageable. Mais d'un autre côté, vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, cette lame de guillotine qui étincelait toujours et ne s'abattait jamais, n'arrangeait rien à la fragilité mentale grandissante d'Arold. C'était peut-être ça, simplement, le plan du clown. Semer une petite graine de doute et la laisser se développer tranquillement, à son rythme, en dévorant les neurones un par un sur son passage. Le greffier n'était pas un super-héros après tout, ou même un de leurs assistants dénués de pouvoirs mais suffisamment méritants pour attirer une réelle attention. Il se débrouillerait tout seul pour orchestrer sa perdition. L'atmosphère grise de cette ville aurait naturellement raison de lui.

Eh bien, ce ne serait pas si simple. Arold s'était décidé à tester le nouveau traitement sur lequel travaillait son ami psychiatre avant d'être victime du Joker. C'était une sorte de célébration posthume, et en même temps, un espoir, même ténu, d'enrayer la progression de cette démence qui le rendait régulièrement confus. Il lui arrivait parfois de ne plus pouvoir travailler correctement ; tout ce qui était assister aux procès et prendre des notes, ça marchait toujours, par automatisme ; mais le reste ! Se lever le matin, déjeuner, s'habiller, prendre la bonne direction en sortant de chez lui...

Il avait l'impression d'être un caméléon sur une branche. Il engageait un geste, il se figeait, son cerveau moulinait dans le vide, il se rendait compte soudain qu'il était debout au milieu de la pièce, et il devait lutter contre lui-même pour se souvenir de ce qu'il avait eu l'intention de faire. Et lutter à nouveau pour localiser l'emplacement approprié, que ce soit une casserole en train de déborder, une paire de chaussures ou même la porte des toilettes. Certes, son père était justement chez lui pour ça, pour veiller à sa vie quotidienne. Mais ça ne pouvait pas durer éternellement. Arold voyait bien que l'ancien diplomate avait besoin de voir du monde, qu'il s'épanouissait dans la visite des Etats-Unis et la participation à des projets de quartier. Il avait envie de retrouver une forme d'indépendance, simplement. Et l'indépendance vis à vis de cette influence sournoise qu'avait le Joker sur lui, ce serait un premier pas. Sûrement pas un petit pas pour lui, ni pour l'humanité ; ce serait décisif pour tout le monde.

Il se sentait un peu comme une fourmi qui décide de se rebeller contre un tigre... mais s'il était entouré de suffisamment d'autres fourmis et que leurs morsures étaient suffisamment brûlantes, toutes sortes d'issues intéressantes pouvaient être envisagées, si l'on se basait sur les précédents fournis dans l'ordre naturel, en tout cas. Il n'avait rien à perdre, n'est-ce pas ? De toute façon il était en train de se noyer dans sa propre tête.

Alors que cette décision prenait forme dans sa tête, un message arriva soudain sur son téléphone.
Quelque chose lui disait que la diction n'était pas normale. Trop normale, bref, que ce n'était pas le Joker qui écrivait. Mais c'était bien le même numéro... Qui se serait risqué à le lui voler ? Il dictait vaguement quelque chose à une conquête d'un soir ou à un homme de main, c'était le plus probable. Arold ne faisait pas partie de la police, mais il y avait des contacts et il préférait communiquer l'information en tête à tête, à quelqu'un de fiable, plutôt que la laisser circuler dans les couloirs. Il marcha jusqu'au bureau de Sonelli et passa la tête pour voir s'il y avait quelqu'un, de préférence quelqu'un de pas trop occupé, ou pas en conversation avec quelqu'un qui pouvait être corrompu. Tout allait bien.

"Bonjour," tenta-t-il en cherchant ses mots. Ses collègues avaient-ils remarqué qu'il déclinait ? Son noeud de cravate était mal fait, en tout cas, et ça ce n'était pas le Maligait qu'ils avaient l'habitude de croiser depuis son arrivée. Il espérait que cela ne remettrait pas en question la confiance qu'ils pouvaient eux aussi lui accorder. Allons, trop de questionnements. Il valait mieux tendre le téléphone et le laisser lire. C'était plus simple. "Pardon, euh, voilà. Je suis un peu perdu, je ne sais pas quoi faire, mais si je n'y vais pas rapidement, ça pourrait être une chance manquée."

Le message l'invitait à une petite fête, située dans la patinoire désaffectée d'Amusement Miles. Là, tout de suite, toutes affaires cessantes. Et il ressentait déjà cette voix insidieuse dans sa tête, la conviction puissante du fou furieux qu'il avait rencontré, qui lui disait que tout était possible et qu'il avait presque envie de croire. Ou besoin. C'est ça : besoin de croire qu'au fond de la folie, existait une issue.
"Et je ne peux pas y aller seul."

@Elmo Sonelli