Soupir. A peine un chuchotement dans l'abysse de mes pensées, de nos sensations, de tes frémissements. Nos frémissements, mes sensations, tes pensées. Nous n'étions qu'un. Nous sentions les vibrations dans la terre, le crissement au toucher amer de mazout, le goût d'orage dans l'air, l'odeur des pas sur le sol détrempé.

Ô, tes pantins enamourés ne nous avaient pas mentis, me chuchotant à l'oreille l'existence de cette opération. Ça n'avait pas été si difficile, j'avais encore mes entrées auprès de cette Légion d'hommes avides où tu avais été recrutée jadis. Des hommes qui nous avaient fait un mal inimaginable, qui transcendait encore ma chair meurtrie sans que tu ne puisses trouver soupçon de pardon.

Ô, que la destruction nous semblait douce, j’en avais la saveur en bouche, de plonger tes épines jusqu’à leur en arracher leurs yeux de singes infects. Certainement que cette haine trouverait contentement en cette nuit de tous les enfers, où le chaos te permettrait d’enfin, retrouver ce qu’il nous avait été volé.

Cette nuit, je le sentais jusque dans la Sève, tu retrouveras ta fille chérie. Et notre amant sera libre d’apporter la destruction à ces écœurants primates.

Cassant l’état si particulier qui avait été le sien, faisant d’une minute une éternité aux innombrables voix, la Mère nature était de retour, ses yeux lumineux sondant l’obscurité de cet endroit qu’elle ne connaissait que trop bien : Arkham. Il lui semblait, au bout de plus de dix-sept années, qu’il lui était possible d’en dessiner une carte si précise qu’elle était presque capable de réciter la position du moindre boitier électrique, de la moindre alarme. Si Blackgate était un mystère, ce lieu de désolation était résolument devenu son plus cruel amant, toujours présent dans la plus petite parcelle de sa chair, la faisant crever à petit feu.

Mais cette fois, son cœur débordant de haine était prêt à faire crever l’ensemble de cette beauté qui avait dardé son esprit de pics à glace.

La cadence de son pas était rapide. Elle sentait le poids des sachets de graines accrochés à sa ceinture. Sous ses pieds, le Vert s’exprimait. Les vrilles et ronces semblaient former comme des vagues qui la portaient jusqu’à sa destination, près d’un mur d’enceinte, ombre silencieuse que rien ne pourrait arrêter.
Du coin de l’œil, elle repérait le convoi passant les grilles de l’Asile, le fameux élément « chaotique » qu’il lui fallait pour s’assurer d’un minimum de risques en une telle opération. Il fallait que les gardes et matons soient occupés, le temps pour elle d’atteindre l’unité des mineurs, sans que nul n’ouvre le feu sur sa fille.

Mais alors qu’elle attendait le moment propice, celui où les alarmes se mettraient à cracher, ce fut au contraire un assourdissant silence qui l’accueillie. Rien. Et elle n’avait pas le temps d’attendre davantage.

L’énergie jaillit comme une fontaine, le tronc et les branches se déployant. Le craquement était atroce, mais elle venait de créer une ouverture. Et pourtant, encore une fois, aucune alarme ne se déclencha.

EPSILON

Le lointain laissait échapper des odeurs intenses de pétrole, les saveurs agressives d’un incendie en cours. La tournure des choses semblait de plus en plus critique pour les « vaillants » qui s’étaient attaqués au lieu de tous ses supplices. Le genre de tournure qui lui laissait supposer qu’on allait avoir tôt fait de la découvrir et qu’elle allait certainement devoir trouver de quoi pallier à son désavantage. Fort heureusement, elle n’était pas venue les mains vides.

Mais pour l’heure, elle s’occupait plutôt de suivre sans grande peine les méandres de ses souvenirs, la carte de l’édifice se dessinant naturellement devant ses yeux. Il s’agissait de prendre de vitesse les potentiels adversaires qui risquaient de se dresser sur sa route afin d’atteindre le centre de commande de la sécurité, lequel se trouvait à proximité du secteur pour mineurs. Elle avait besoin de temps pour libérer Thorn, et elle trouvait justement un bon moyen par ce biais d’en avoir.

Au détour d’un couloir, elle sentit son échine se hérisser, venant se glisser aussi sec dans un placard. Le son des souffles et des pas lui était délicieusement familier et tout le Vert semblait trembler de la perspective qui soudainement s’offrait à elle. Elle ne savait qui étaient ces personnes, il lui semblait seulement qu’ils portaient avec eux des objets bien trop lourds pour pouvoir se fondre parmi les ombres. Grossière erreur. Aussi grossière que se permettre de placer des plantes en pot ci et là dans les couloirs de l’asile, histoire d’égayer la vie des détenus.

L’énergie coula en elle naturellement, les tiges serpentant silencieusement au sol jusqu’à se prendre dans les jambes des assassins. Les lance flamme qu’ils manipulaient tombèrent au sol, laissant le temps à la belle de s’extirper de sa cachette. Les corps empêtrés dans le feuillage ne purent voir qu’avec horreur Poison Ivy en personne jeter le contenu de flacons sur eux.

Souffle. Nous sentions le souffle de la vie exploser en nous alors que nous nous infiltrions profondément dans les fibres et interstices des protections de nos victimes. Le sang coulait sous leur peau, et attirés comme mouches sur viande, nous en cherchions la saveur, l’énergie, excités que nous étions par la force que tu nous donnais, ô notre déesse. Et alors, cet être devenait espace à coloniser, nous engouffrant dans la moindre brèche pour que nos corps fongiques ne percent la fragile boite crânienne, infectant la moindre parcelle du système nerveux.

Quelle joie, enfin, ô notre Ivy ! Enfin, nous avions un corps à ton service, ces pitoyables sacs de viande et d’os, terrain fertile de propagation de cette peste, impitoyables soldats à ton service. Nos jambes se mouvaient sur notre ordre, les miroirs brisés laissant entrevoir les faces défigurées où la mousse et le lichen laissaient percer les reliefs de notre mycélium. Nous étions plus qu’ombres en chasse, abandonnant les armes de l’enfer à l’odeur d’essence pour venir répandre la bénédiction du Vert auprès de ces détestables mammifères.

EPSILON

Ô Ivy, le sens-tu ? Sens-tu ces hurlements venir de l’extérieur ? Nous percevons cette douleur, elle parcoure la Sève et la perclue de mille plaies. Nos âmes réclament vengeance contre l’Homme, et nous te bénissons, ô Ivy, de nous en laisser la possibilité. Pour autant, ton cœur lacéré bat calmement, ton esprit emprunt seulement de détermination. Nous le comprenons. L’asile recèle un trésor. La clé de la destinée du Vert et de l’Homme. Une clé que ton âme appelle à la liberté, à la sauver de cet enfer où la mort semble être devenue la principale odeur.

Nos carcasses étaient désormais pleinement les nôtres, et nous pouvions en user à loisir, mêlant cette mobilité aux capacités particulières de la flore, maitresse de l’environnement. Nous nous mouvions parmi les ombres, nos doigts accrochant les surfaces où nous rampions, laissant sur notre sillage nos colonies avides et ses nuages de spores qui tombaient peu à peu vers le sol, prête à emplir les poumons de qui nous respirait. Tu avais fait de nous des êtres parasitaires qui avaient besoin d’encore un peu de fluide vital pour fonctionner. Nous devions nous rabattre sur ce qui trainait ci et là, ces sapiens armés en noir, et ces hommes déments que la faveur avait libérée dans les couloirs.

Il était temps pour nous de nous étendre, offrant ta divine bénédiction. De nos crocs mordants, nous répandions le poison dans le sang. Les crânes se percèrent, nos ombres happèrent les indésirables qui osaient s’éloigner du troupeau, jusqu’à ce que la peste se répande inexorablement. D’une colonie de trois carcasses, la quinzaine fut vite atteinte, et silencieusement, nous nous reproduisions encore et encore, nous préparant à libérer la voie à notre reine vers son unique objectif.

L’arrivée de Jervis te fut tant une surprise qu’un contretemps. Face à ce flamboyant énergumène, la maitresse de la terre se retrouvait distraite, ne pouvant que laisser ses enfants assurer de la réussite de l’opération. Un soupir sucré s’échappa entre ses lèvres, venant répondre à la salutation du chapelier.

« Le bonsoir, Jervis. Je crains n’être guère instigatrice de ce chaos, sans quoi les flammes seraient bien moins denses… »

Cette distraction faillit la mener à sa perte. Elle n’eut que le temps de remarquer les silhouettes derrière l’impudent chapelier, son regard vert s’illuminant de dangerosité. Son appel dans le Vert fut entendu. Vif comme l’éclair, une de ses créations jaillit des obscurités du plafond, venant assener un coup de katana fouettant. Le sang jaillit et les spores s’engouffrèrent dans la brèche avec plaisir. Le second assassin n’eu que le malheur de sentir le lierre agripper ses jambes, venant le faire tomber pour subir le même sort, les champignons prenant leurs aises dans leurs hôtes.

« Eh bien tu m’amènes de la détestable compagnie… Heureusement que mes enfants se font une joie de les accueillir… S’il te plait de m’accompagner, ma princesse de trèfles m’attend dans un bâtiment voisin. Allons-y, nous parlerons plus tard. »

EPSILON