toshiro yamashita. selon monsieur scarface, c'était un des patrons de la pègre les plus respectés de la ville. trouver des photos de lui avait été difficile, il était aussi inaccessible que vénérable. il faisait partie des personnalités qui avaient tapé dans l'oeil de clémence à cette soirée de mafieux. pour le forger elle avait pensé à un matériau noble. du bois de chêne massif. un travail d'orfèvre qu'elle avait tâché d'accomplir sans relâche depuis leur rencontre. la statue était plus ou moins terminée. il avait une posture fière et forte, et des vêtements qu'il n'avait probablement jamais porté. des vêtements nobles, ceux d'un shogun de la période d'edo. il était grand, bien plus imposant qu'il le serait sans doute en vrai. l'art n'a pas à retranscrire la réalité. il transmet la légende. et la légende voulait que toshiro yamashita ait l'étoffe d'un shogun. grand, fort. autoritaire. un regard dur tracé tel un masque de kabuki, comme ceux qui ornaient les murs de son atelier. pourtant ces masques aux traits si exagérés n'étaient ni hannya ni hyottoko. ils étaient... étrangement interpellants. humains, mais déchirés. chacun d'entre eux avaient été taillés en utilisant comme modèle les images qui s'étaient gravées dans sa mémoire au moment de donner la mort. voilà pourquoi ils étaient si dérangeants. parce qu'ils évoquaient le visage de proches de gothamites encore vivants au pire moment de leur vie. elle peaufinait les détails et comme toujours me parlait à haute voix. - c'est si singulier, tu ne trouves pas, monelle ? tu passes un moment de ta vie, peut-être toute ta vie avec une personne... pour qu'au final elle vienne décorer mon atelier. et tu ne verras jamais le résultat de cette oeuvre. c'est comme élever un boeuf de kobe sans jamais pouvoir y gouter. il n'y avait pas d'autres raisons. clémence était pieds nus, vêtue d'une robe blanche maculée que de copeaux de bois qui avaient voltigé lors de son ouvrage. elle posa son outil et visiblement semblait perturbée par le cours de sa réflexion. elle expliqua alors, tournoyant sur elle, comme si elle était sur dans une pièce de théâtre : - travailler vingt... cinquante ans. tout ça pour permettre la cristallisation éphémère d'une émotion forte qui ne peut exister sans tout ce sang coulé. et la personne qui en profite ce n'est pas toi, mais quelqu'un qui te l'a volé au dernier moment. tu imagines le plaisir que tu peux atteindre, si tu voles plusieurs de ces cristaux d'extase ? je remplirais ces murs de masques, et chaque masque représentera des dizaines d'années de travail. c'est comme si je vivais des milliers de vie au courant de ma seule petite vie. n'est-ce pas une façon d'atteindre l'immortalité, en quelque sorte ? elle faisait cette réflexion lorsqu'elle dévorait un homme, c'en était presque mignon de la voir être aussi heureuse simplement en sculptant un masque. après avoir terminé de tournoyer, elle posa son genou devant la statue du patron des yakuzas et eut un rire. - monsieur yamashita. un jour je vous donnerai une âme. en attendant, vous vous contenterez d'être un mythe. une de ses poupées prit enfin la parole de façon silencieuse pour lui signaler la présence d'un intrus. elle se retourna et toisa la silhouette qui avait attiré son regard qui jusque là était resté fixe. elle se tint bien droite, mit ses mains derrière son dos de façon lente mais précise, avant de se figer totalement. comme un petit soldat de plomb. ses yeux s'ouvrirent très grands et elle sourit d'une façon presque apathique. elle perdit son regard dans celui de l'intrus. un asiatique, très sérieux, qui tenait une tête dans sa main. - bonjour. fit-elle, en français. depuis combien de temps il était là ? pour elle, il venait de commencer à exister. il aurait pu être là depuis trente, ou deux minutes, cela n'était pas une information que son esprit malade avait enregistré ou conçu. elle tourna la tête vers une de ses poupées de taille humaine située sur le côté. son corps était resté droit, seule sa tête avait tourné, à un angle qui avait l'air si calculé qu'on parierait que ça avait été un chiffre rond, genre 30°. quoique 30°, ce n'était pas un très beau nombre, car ce n'était pas un nombre premier. elle avait tourné la tête à 41° sur la droite - vous êtes gentilles de me l'avoir amené. vous saviez que je manquais d'inspiration. mais... c'est un peu tard, vous ne pensez pas ? ...ce n'est pas si grave. elle regarda de nouveau le japonais et pencha la tête sur le côté. ça donnait un air plus attendrissant. - je m'appelle clémence sinclair. je ne m'attendais pas à avoir de la visite. vous êtes la première entité à voir ma nouvelle oeuvre. alors laissez-moi vous la présenter. pour m'entrainer. j'ai pris pour modèle un homme que j'ai rencontré il y a quelques temps. c'est une belle sculpture, mais une oeuvre d'art décevante. sa phrase terminée, elle partit d'un coup sur le côté pour se diriger près d'une petite table située près de la fenêtre. elle saisit une bouilloire et la remplit à l'évier avant de mettre à bouillir - attraper le mythe entre ses doigts est une chose simple. le mythe, je peux le concevoir dans ma tête. ce que je cherche à retranscrire, c'est l'homme. c'est pourquoi je dis que c'est une belle sculpture, mais une oeuvre d'art décevante. car je n'ai pas retranscrit l'homme. ses peurs. ses rêves. ce qui le tourmente la nuit. je n'ai représenté qu'un idéal. une question me vient à l'esprit. elle s'assied sur une chaise située près de la table et croisa les jambes, tournant son regard vers l'inconnu. - je pourrais créer une oeuvre d'art à partir de cette statue. avec une seule question. croyez-vous que cette homme exposerait cette statue chez lui ? la trouverait-elle de mauvais gout ? ou au contraire stimulerait-elle ses fantasmes et ses espérances ? si j'avais connu la réponse à cette question. alors peut-être que j'aurais réussi mon oeuvre. si ses poupées l'avaient amené ici, alors il pouvait comprendre un tant soit peu l'art. c'est pourquoi elle lui parlait aussi librement. elle espérait simplement qu'il soit aussi futé qu'il en avait l'air.

cet homme était d'un silence. pourtant, clémence entendait et visualisait la déferlante gronder dans sa tête. un paysage digne d'une estampe d'hokusai. un regard affuté. elle sourit en entendant qu'il déclarât que personne ne pouvait être dans l'esprit d'un autre. il avait parfaitement cerné la nature du problème qui la tourmentait. alors, clémence se releva et servit du thé genmaicha pour les deux, qu'elle prépara avec une attention et un mouvement presque parfaits. cela manquait d'entraînement, mais c'était fait correctement. elle avait passé un bout de sa soirée lors du grand opening à regarder comment les hôtesses préparaient le thé. et l'avait enregistré. alors, elle servit sans même réfléchir, tout naturellement. - je l'ai rencontré. je n'ai pas osé lui parler. je n'ai pu que le préjuger. vous pensez que on peut connaître tant de choses sur une personne simplement en le rencontrant ? elle pencha la tête sur le côté, interrogative. - je n'en sais rien. mais on peut essayer, pour jouer. laissez-moi vous décrire ce que me renvoie votre image... porcelaine fronça les sourcils, son visage se referma. la jeune femme le jaugeait de bas en haut. de haut en bas. puis, elle se désintéressa complètement de lui pour boire de son thé. il était fameux. elle releva les yeux. - vous êtes le genre de personnes que je ne chercherais pas à rencontrer spontanément. vous êtes un traqueur. un serpent. vous avez un sens du raffinement. vous savez renvoyer une image d'un homme plus grand que vous pensez que vous êtes. cela trahit... un manque d'assurance. vous savez prendre, vous le faites avec suffisamment de véhémence pour que inconsciemment vous puissiez vous auto-persuader d'une grandeur que vous ne pensez pas, au fond de vous... avoir autant que vous le voudriez. elle découpait ses phrases, parlait lentement, et semblait plus en apprendre sur lui à chacune de ses expressions faciales, aussi minimales soient-elles, qu'elle ne le savait au début de sa phrase. clémence le passait au crible, terminant sa phrase avec un petit sourire innocent. elle ne voulait pas le ménager - vous m'avez l'air d'être le genre de personnes qui revient à l'état d'agneau sitôt que le contrôle vous échappe... et il doit y avoir des entités qui vous rendraient malade si elles s'accapareraient de ce pouvoir. c'est plus ou moins l'idée que je me suis fait de ce monsieur yamashita, à la seule différence que je voyais chez lui... hum. elle haussa les épaules, puis secoua la tête en riant, gênée. - je crois que je divague. à votre tour de jouer. ensuite, on s'échangera les réponses. à moins que vous souhaitiez garder le mystère. ou que vous ne souhaitiez pas jouer.

tel un rongeur en colère, il flairait le danger. et pourtant, il ne fuyait pas. clémence était une araignée. on voit sa toile mais ses yeux qui brillent dans l'obscurité nous poussent à continuer. nous encoubler dans ses fils et pourtant on avance vers les lueurs dans le noir. et on finit par mourir. on sait que c'est un piège, et pourtant on se pose des questions. tant de questions qui nous envahissent. qu'est-ce que je risque ? après tout, ce n'est qu'une poupée ? au pire, on pourra discuter. on pourrait la changer. elle tomberait amoureuse, peut-être. nous ferions des enfants. elle fait peur mais n'est pas bien méchante. et puis la mort approche, et on se pose une dernière question : "après tout, pourquoi ne pas m'offrir à elle ?". pourquoi ne pas s'abandonner à une dernière danse macabre, entouré de fils et de câbles dans cet atelier glauque, avec la poupée porcelaine ? elle adorait, elle se repaissait de leurs regards interrogatifs, de leurs yeux curieux. oh... petites souris. - vous aurez réponses à vos questions. je ne cacherai rien. je n'ai rien caché. mes mots sont de cristal. vous voulez savoir pour qui je travaille. je travaille à mon compte. je fais de l'art. un sourire taquin, elle semblait soudainement reprendre traits humains à mesure qu'elle parlait. elle balançait sa jambe croisée sur l'autre, savourait son thé, souriait encore, était prise de quelques tics nerveux. pourtant, cette mascarade semblait se dissiper rapidement pour peu qu'on ait l'oeil aiguisé. sourire, regard vers la droite, balancer sa jambe à un certain rythme, boire son thé, sourire encore. et ça reprenait, elle faisait ça en boucle. - maintenant... l'homme à la cicatrice me finance. un homme magnifique que votre maître n'apprécie guère. il était à la grand opening, mon mécène y était aussi, c'était là que j'ai rencontré monsieur yamashita. il me finance, et en échange je fais ce que je fais de mieux, lui trouver un public. nous vivons en parfaite symbiose. je n'ai pas envie d'argent, mais j'en ai besoin, et il me le donne. il ne veut pas d'art, mais il en a besoin, alors je lui donne. sa boucle s'arrêta, elle se figea tout à coup. puis reprit, comme si on venait de la remonter. - et vous. vous êtes un tueur ? quels travaux effectuez-vous pour votre maître ? tic, tac, tic tac... le mécanisme reprenait.