D'après Dante, chaque pêcheur est destiné à une torture spécifique après la mort.
Charles avait le privilège d'en faire l'expérience de façon prématurée.
Un grand bureau en forme de fer à cheval trônant au beau milieu du lobby de l'entrée du commissariat de Gotham. Assis au point culminant se trouvait Charles.
C'était là son devoir du jour, ou plutôt du mois, voir plus. Tout dépendrait de ses supérieurs. C'était normal, tout jeune bleue devait passer par l'épreuve de l'accueil. Charles le savait très bien; il en avait déjà fait l'expérience, c'est pour ça que cette deuxième expérience était encore plus pénible.

Le brouhaha incessant du commissariat, la sonnerie infernale des téléphones, la lumière agressive des néons, les soupirs frustrés des citoyens attendant leur tour. Autant de choses expliquant l'air totalement dépité et abattu de Charles, assis à son bureau maudit. Il y avait tout de même un peu de réconfort dans son malheur, Maggy, l'officier s'occupant habituellement de l'accueil lui avait proposé de s'occuper du téléphone, lui laissant gérer le guichet en échange.
Ce n'était pas vraiment un cadeau vu que Maggy était en conversation depuis 15 minutes avec ce qui semblait être une amie. Heureusement pour Gotham, elle ne s'occupait uniquement des appels non urgents.
Charles n'était pas gâté pour autant, il était certain de perdre la tête s'il devait expliquer ne serait-ce qu'une seule fois de plus que, non, on ne peut pas contester une amende au commissariat, il faut passer en audience devant un juge.
Ça, c'était la phrase simple qu'il devait répéter incessamment, mais il y avait également les questions surprenantes, folles voir complément sans intérêt.
“Non, le GCPD n'a pas installé de micro dans vos murs.”
“Non, vous ne pouvez pas porter plainte contre le président des États-Unis.”
“Non, le commissaire n'est pas Batman.”

Charles poussa un long soupir, manquant de se taper le crâne contre son bureau. La journée n'était pas encore finie, il devait encore tenir quelques heures. Il ne savait pas exactement car il ne regardait pas l'horloge, le temps lui semblerait beaucoup plus lent s'il faisait l'erreur de vérifier toutes les 30 secondes.
Il poussa un autre soupir en frappant quelques touches sur son clavier pour terminer le précédent procès verbal.

-Suivant.

Il appela la prochaine personne avant même d'avoir terminé son rapport. Certes, il n'aimait pas ce travail, mais il ne souhaitait pas non plus perdre du temps inutilement, le but était de faire bonne figure pour changer de mission le plus vite possible.
5 secondes, il devrait déjà entendre la voix énervée du prochain citoyen lui parlant d'une grande conspiration contre sa personne, mais rien. Il poussa un autre soupir.

-Suivant!

Peut-être qu'il n’articulait pas assez, c'est vrai qu'il était d'une humeur massacrante et pas vraiment disposé à avoir l'air enjoué.
10 secondes et toujours personne, cette fois-ci il perdit patience,

-SUI-

En face de son bureau, une petite forme. Visiblement une jeune fille, les cheveux en bataille, portant un pantalon et un pull trop grand pour elle. Le visage caché derrière ses cheveux sombres, les épaules en avant, légèrement penché en avant, elle donnait l'impression de vouloir se cacher en plein milieu du lobby.

-... C'est pour une plainte ?

La voix de Charles était bien plus douce et calme. Après tout, ce n'était pas un monstre, il savait reconnaître une personne en détresse. La jeune fille ne répondit pas, ne le regardant même pas, elle gardait ses mains cachées dans ses longues manches, elle le fuyait du regard. Alors qu'elle tournait la tête, Charles aperçu ses lèvres à travers ses cheveux, plus précisément, il aperçut sa lèvre fendue.

-Nom et adresse..?

Il tenta une autre question, là aussi sans réponse. Charles était très bon pour faire parler les criminels, mais les jeunes ? Beaucoup moins.

-Hé, regarde moi.

Il employa un ton beaucoup moins formel, espérant la faire réagir. Elle hésita un moment avant de lever les yeux vers lui. Il pu enfin voir ses yeux, rougis par les pleurs. Elle vu aussi les yeux de Charles, ses yeux bleus perçants.

-Est-ce que tu as besoin d'aide ?

Une question simple, elle aurait très bien pu l'ignorer, mais les yeux de Charles ne lui laissaient pas le choix, elle devait répondre, elle devait dire la vérité. Des larmes lui montèrent aux yeux avant qu'elle ne réponde, d'une voix fluette, cassée.

-...Oui…

Charles s'activa sur-le-champs. Il ne pourrait pas s'occuper de la jeune fille, mais il connaissait quelqu'un qui pourrait.
Il gribouilla quelques mots sur un badge avant de lui tendre par-dessus le bureau. Un badge de visiteur qui lui permettrait d'entrer dans l'enceinte du commissariat.

-Passes ce badge sur le portique derrière moi, prends l'ascenseur en fond du couloir et monte au troisième étage. Tourne à gauche en sortant et trouve le bureau du lieutenant McCain, elle t'aidera.

Susan McCain, une femme à l’apparence d'une maman ours, elle en avait d'ailleurs plus que l'apparence. Tout le commissariat était bien au courant de son amour inconditionnel pour les enfants de tout âge.
La jeune fille acquiesça et se dirigea vers le portique de sécurité, Charles l'observa avant de lâcher un autre soupir.

-Suivant.

3 secondes cette fois-ci.

-Bonjour officier, je viens porter plainte contre ma femme.

Polis et droit au but, un homme d'exception. Charles l'observa, une cinquantaine d'années, grand, bien en chair, la peau brûlée par de longues heures de travail, une grosse moustache bien fournie, le regard dur. Il ne semblait pas vouloir perdre de temps, un point commun entre les deux hommes.

-Votre femme. D’accord. Pour quelle raison ?

Les affaires domestiques étaient toujours compliquées, parfois malsaines, parfois comiques. Charles attendait de voir dans quelle catégorie ranger celle-là.

-Je souhaite porter plainte pour tentative de meurtre, officier.

Charles cligna des yeux. L'homme n'avait pas du tout l'air de plaisanter, peut-être avait-il mal entendu ?

-Tentative de meurtre…?

Le visage de l'homme pris une couleur rouge, une veine surgissant sur sa tempe.

-Oui Monsieur ! Pas plus tard que ce midi! Cette garce m'a tiré dessus avec mon fusil ! Mon propre fusil ! Mon fusil offert par mon père ! Regardez ça !

En un geste presque théâtral, il ouvrit sa veste et releva son polo, révélant son énorme ventre ainsi que deux trous sanglants. Charles savait reconnaître des blessures par balles, c'était bien le cas. Le reste de la salle était sous le choc, même Maggy avait stoppé sa conversation pour regarder les blessures de l'homme. Charles profita du moment pour avoir son attention.

-Maggy, pouvez-vous appeler une ambulance, s'il vous plaît ?

À ces mots, le blessé frappa ses deux points sur le bureau.

-Ah non! Surtout pas ! Je ne mettrai pas un pied dans un hôpital avant d'avoir porté plainte !

Un sanguin, pas très étonnant. Une fois de plus, son visage était écarlate, des veines saillantes sur son front. Mais Charles remarqua aussi un saignement venant de ses plaies. Il valait mieux calmer l'homme.

-Ce n'est pas un problème monsieur, nous aurons terminé la paperasse avant que l'ambulance arrive. D'ailleurs, commençons par votre nom et prénom, s'il vous plaît.

D'un geste rapide, Charles frappa quelques lignes sur son ordinateur avant de se tourner vers l'homme, celui-ci sembla satisfait et commença donc à donner ses informations, permettant à Maggy de discrètement passer son appel.
Bob Tuckins, propriétaire d'un petit ranch à la limite du comté de Gotham. Il expliqua ensuite le déroulement des évènements de ce jour; comment il avait récemment découvert l'infidélité de longue date de sa femme avec le facteur. Comment il l'avait confronté ce matin même, la traitant de tous les noms et menaçant de divorcer avant que celle-ci s'engouffre dans la maison avant de ressortir avec le fameux fusil pour lui tirer une balle dans le ventre, puis de lui en tirer une deuxième quand il se moqua de son manque de précision. Il avait ensuite pris sa voiture pour aller directement au commissariat de Gotham, où il se trouvait maintenant. Charles avait tenté de le calmer pour éviter qu'il ne se vide de son sang, lui proposant une chaise, puis de l'eau. Bob semblait apprécier le geste, répondant aux questions de Charles avec précision.
Charles frappait les derniers mots du document lorsqu'il aperçut deux ambulanciers entrer dans le lobby.

-Bien, nous avons tout ce qu'il nous faut, Monsieur Tuckins. Étant donné la gravité de la situation, nous allons devoir lancer une enquête, mes collègues vont se rendre chez vous pour trouver votre femme et l'arme. En attendant, il me serait préférable pour vous de patienter. D'ailleurs, l'ambulance vient tout juste d'arriver, excellent timing.

Charles se leva et contourna son bureau pour s'approcher de Bob. Celui-ci était devenu pâle, affalé dans la chaise que Charles lui avait trouvé. Avec la perte de sang et la retombée d'adrénaline, le pauvre Bob avait perdu en caractère. Il offrit une main fébrile à Charles, le remerciant pour son aide avant de grimper sur le brancard avec l'aide des ambulanciers.
Charles les observa, amenant l'homme dans leur camion avant de retourner à son bureau. Il s'assit dans sa chaise, poussa un soupir et passa sa main dans ses cheveux avant de se tourner vers Maggy.

-Maggy, est-ce qu'on peut envoyer quelqu'un à son adresse ? Avec un peu de chance sa femme y est toujours et l'arme avec.

Sa partenaire acquiesça un sourire bienveillant et lui tapota l'épaule.

-Je m'occupe de ça mon chou. Va prendre une pause, tu l'as mérité.

Charles se leva, poussant un énième soupir en se dirigeant vers la salle de pause. En traversant un couloir, il commit l'erreur fatale, il regarda l'horloge.
Encore 5 heures de travail.