Cette nouvelle journée s’annonçait pourtant tranquille. Durant le repas de ce midi, un détenu avait tenté d’énucléer son voisin à la cuillère, créant une nouvelle émeute à l’asile, qui a dû prendre au moins une bonne heure pour être totalement maîtrisée.

Bien sûr, ce genre d'événement était monnaie courante à Arkham, ennuyeux pour les gardes, certes, mais attendu. En fait, une journée sans incident de ce style était sûrement plus inquiétante pour le personnel. Si tous les esprits dérangés peuplant ce centre de détention restaient sages comme des images, c’est qu’il y a forcément quelque chose de pas très net qui se trame, comme une grosse tentative d’évasion coordonnée. Ce qui, avouons-le, est bien plus difficile à déjouer qu’une simple émeute. Au moins, avec ça, les gardes savent à quoi s’attendre…

Pour Warren White, c’était du pareil au même. Une évasion, une émeute, un meurtre au sein même de l’asile… Tout cela ne faisait aucune différence pour lui. Non seulement, c’était là son petit train-train quotidien, mais en plus, le requin était persuadé qu’il ne lui arriverait rien, que personne n’oserait s’en prendre à lui, et à raison. Il lui suffisait de prononcer quelques mots pour transformer la vie d’un patient en un véritable enfer. Il y avait fort à parier qu’il ait commandité lui-même quelques meurtres dans cet ’asile. Dans tous les cas, les détenus savaient qu’il valait mieux avoir le requin dans son camp. En d’autres termes, il ne s’était rien passé d’extravagant pour le requin. Jusqu’à aujourd’hui…

Alors qu’il était affalé torse poil, comme à son habitude, sur le lit de sa cellule (qui devait être l’une des plus grandes et la mieux entretenue de tout l’asile au passage, provoquant un net contraste avec les autres, telle une villa au beau milieu d’un bidonville, à défaut que la villa reste tout de même une cellule avec tous les défauts que cela apporte), en train de réfléchir à son prochain coup quand le garde vint l’interrompre. Tapant légèrement les barreaux de sa cellule avec sa matraque afin d’attirer l’attention de l’interné qui tourna instinctivement le regard en leur direction. Remarquant la femme rousse l’accompagnant.

“- Tu as de la visite, White." interpella le garde avant de s’en aller.

Le simple fait que le garde les laisse seuls au beau milieu de l’asile était étrange. Car même si Warren avait souvent droit à des traitements de faveur grâce à ses pots-de-vin, on ne l’avait jamais laissé seul avec un étranger. Ne serait-ce que par prudence pour sa propre sécurité. On ne sait jamais, au cas où il s’agirait d’un assassin…

S’habillant du vêtement orange typique des détenus d’Arkham, le squale se leva lentement de son plumard après avoir longuement étiré ses bras et ses jambes. Il se rapprocha ensuite de la rouquine afin de mieux l’observer de ses yeux perçants et peut-être pour l'effrayer un peu. Lui permettant par ailleurs de contempler son visage (si on peut appeler ça un visage) hideux, dénué de nez, lèvre et cheveux. Voyant que la tête de la rousse ne lui rappelait aucun souvenir, il fronça le regard, semblant à la fois contrarié et curieux. Lorsque cette dernière l’appela par son nom, il la corrigea immédiatement, sur un ton formel.

“- Warren White n’est plus. Il n y a que le Grand Requin Blanc dans cet aquarium... Et vous êtes... ?”

Croisant les bras, il continuait de dévisager la soi-disant détective d'un regard persistant. Pas comme ceux des autres détenus avides de chaire humaine et de pensées toute plus immondes les unes que les autres. Il s'agissait plutôt d'un regard observateur. Autant dire qu'il attendait impatiemment la réponse de son interlocutrice. Prêt à bondir sur la moindre tentative de mensonge.