L’habituel jeux des lumières, l’éternel brouhaha accompagnant la danse de la foule. Le centre de Gotham était bien animé ce soir-là, une masse de piétons déambulait sur la grande place. Certains semblaient profiter d’un détour après le travail, d’autres prenaient la direction du bar le plus proche pour débuter la soirée, certains attendaient l’ouverture des établissements nocturnes, d'autres encore venaient simplement profiter de l'ambiance et du coucher de soleil.
Il y avait sans doute une explication à toute cette activité, une occasion particulière ou une fête. Phi n’en n’avait pas la moindre idée et elle n’était certainement pas présente pour les mêmes raisons.
Il était rare de la voir au milieu de la foule, sans lunettes de soleil ou cache oreilles. Elle s’était improvisée un entraînement, une sorte de test d’endurance pour améliorer sa résistance aux sons et lumières de la ville. Elle semblait s’être bien adapté, le bruit ambiant semblait être tolérable et la lumière était supportable, notamment grâce au soleil couchant moins agressif qu’en plein jour.
La grande place était une construction étrange de ciment et de béton, une oeuvre moderne. La place elle-même, rectangulaire, était plus bas que la route, on y accédait grâce aux marches qui cernaient l’endroit. La place était parsemée d’étrange sculpture géométriques et de quelques jeux de lumières, le tout était couronné par une grande fontaine au centre.
Phi se trouvait en haut des marches, surplombant la grande place. Elle observait simplement les gothamites, il était rare de la voir aussi sereine alors qu’elle ne supportait pas l’inactivité.
C'était bien la première fois qu'elle ressentait un sentiment de la sorte. Seule à observer tranquillement, sans stress ou contrainte de temps. L'esprit calme, tranquille.

Le moment fût brisé par son oreillette, un bruit strident lui déchirant le crâne. Titubant à cause de la douleur, Phi savait ce qui allait suivre car ce n’était pas la première fois. Ce qu’elle venait de subir n’était qu’une façon particulièrement sadique d’attirer son attention, elle attendait la voix glaciale de son créateur, la voix qui avait toujours accompagné ses pires souffrances.

- Phi, l’heure est venue. Une cible prioritaire se trouve dans le secteur, élimine-la. L’échec ne sera pas toléré.

Trois phrases, rien de plus.
Phi avait pris l’habitude des ordres étranges de ses créateurs, mais celui-ci était particulièrement floue et elle ne souhaitait pas réfléchir aux implications.
Pour la première fois de sa vie elle ressentait une étrange sentiment, une impression désagréable dans son ventre, de l'appréhension.
Elle n’avait aucune information sur la cible et le fait qu’elle soit désignée comme prioritaire soulignait le fait qu’elle serait dangereuse. Il y avait aussi le problème de la population alentour, une confrontation de ce milieu était loin d’être idéale. Son maître ne lui avait offert aucun moyen d’identifier la cible, Phi comprenait pourquoi: c’est la cible qui la trouverait.
N’ayant d’autre choix, elle descendit les marches pour se mêler à la foule. Aiguisant chacun de ses sens pour chercher la moindre anomalie, le moindre comportement étrange.
S’en suivirent plusieurs minutes d’attente.
Droite et immobile, elle cherchait désespérément un signe, chaque seconde qui passait accompagnait une sensation grandissante de danger.
Elle fut distraite par un groupe de passants lui coupant la vue en la frôlant. Une fois le groupe passé, le temps eu l’air de s'arrêter en voyant la personne qui se trouvait maintenant en face d’elle.
Elle avait l’impression de regarder un miroir, elle faisait face à un individu portant les mêmes vêtements qu’elle. La même veste longue, les mêmes bottes souples, pire encore, le même masque respiratoire recouvrant toute la tête. Phi n’avait rien vue, entendue, rien senti et cette personne s’était approché à moins d’un mètre d’elle.
D’un mouvement rapide comme l’éclair, l’inconnue envoya sa main dans le bas de son dos avant de dégainer un fusil et de le pointer vers le torse de Phi.
Celle-ci eut à peine le temps de remarquer que l’arme était aussi identique à la sienne. Avec un réflexe et une flexibilité tout aussi impressionnante, Phi repoussa le canon du pied, le levant au-dessus de sa tête grâce à un grand écart juste à temps pour que le coup de feu se perde dans le ciel.
La réaction des badauds ne se fit pas attendre. Cris, panique et mouvements de foule. Phi n’avait pas d’autre choix que d’occuper l’ennemi le temps que la place se vide.
Celui-ci ne semblait pas avoir ce dilemme: en pivotant sur lui-même, le fusil décrivit un arc de cercle avant de finir au niveau du bassin de Phi. Rivalisant toujours de rapidité, elle repoussa de nouveau le canon avec les mains cette fois-ci. Sautant juste à temps pour que le coup de feu pulvérise la dalle qui se trouvait sous ses pieds.
N’ayant pas l’intention de ralentir, l’individu pivota de niveau avant de porter un puissant coup de botte dans les côtes de Phi, toujours en l’air.
Projeté plus loin, elle tenta de revenir au plus prêt de son adversaire. Elle savait très bien que le fusil était particulièrement efficace à cette distance. L’autre semblait le savoir aussi car le canon du fusil était maintenant fixé sur le front de Phi. D’un mouvement de la tête, elle tenta d’esquiver, mais son adversaire rivalisait toujours de vitesse.
Le coup parti, elle n'entendit pas la déflagration.
Elle ne sentit presque pas les balles lui arracher l’oreille droite et une partie de la joue. Sous le coup d’une décharge d’adrénaline, elle continua sa course. Attrapant le fusil d’une main et le tournant pour tordre le bras du tireur, elle porta ensuite un coup sec dans son coude qui se plia dans un angle inhabituel, puis enchaîna avec un coup de genoux dans le poignet. Visiblement sous le coup de la douleur, son adversaire lâcha son arme, Phi saisit l’opportunité pour s’éloigner de plusieurs mètres à l’aide de quelques figures acrobatiques.

Le fusil de son agresseur était bien similaire au sien, identique même. Au-delà des implications dérangeante, ceci était une bonne chose. Après tout, elle connaissait parfaitement son arme.
Ainsi, dans une série de mouvement rapide et précis, elle démonta le fusil. Une poignée de cartouche tombèrent au sol avant que Phi ne sépare la gâchette du fusil. Elle jeta la pièce et le fusil démonté dans des directions opposées, par précaution.
L’autre ne semblait pas s'inquiéter de son arme, il observait plutôt son bras tordu sans avoir l’air inquiet. Il attrapa son avant-bras et, d’un mouvement sec, redonna à son coude un angle normal. Enfin, il effectua quelques flexions occasionnant des craquements dérangeant, avant de retourner son attention sur Phi.
Il ne faisait maintenant aucun doute que son adversaire n’était pas humain, elle allait devoir changer d’approche. De plus, la place était maintenant vide, un soulagement. Mais elle ne le resterait pas longtemps: Phi devait impérativement déplacer l’affrontement avant d’impliquer des innocents, notamment la police.

Cette fois-ci, Phi pris l’initiative. Se jetant avec encore plus d'agressivité sur sa cible qui n’avait aucun mal à lui rendre la pareille.
Cet affrontement était encore plus impressionnant que le précédent, les coups pleuvaient à une vitesse inouïe, on aurait cru voir deux tornades traversant la place.
Phi ne semblait pas avoir l’avantage, elle essayait tant bien que mal de déplacer son adversaire. Elle esquivait ou bloquait la majorité des coups, mais elle essuya tout de même quelques blessures.
Le spectacle continua pendant plusieurs minutes, zigzaguant entre les sculptures de la place, pour continuer sur la route avant de rattraper l’un des trottoirs extérieurs. Elle continua de mener la bataille plus loin, dans une ruelle longeant l’un des immeubles qui cernait la grande place.
Son adversaire ne lui laissait aucun répit, les blessures se multipliaient et la fatigue s’accumulait. Si les choses s’éternisaient, elle risquait bien de commettre une erreur fatale.

Un coup de pied la projeta contre une énorme unité d’évacuation de climatisation. Sans doute celle de l’un des immeubles longeant la petite ruelle.
Sans attendre le prochain coup, Phi s’évapora dans un épais nuage noir qui s’engouffra à travers les grands ventilateurs et à travers le labyrinthe de tuyaux serpentant le bâtiment. La tâche fût complexe et beaucoup plus longue qu’elle ne pensait. Elle avait sous-estimé la longueur du trajet, une grave erreur.
Elle réussit finalement à s’échapper de la climatisation d’un bureau au 37ième étage. Elle reforma son corps le plus vite possible et s’écrasa au sol, a bout de souffle et s'agrippant la poitrine. Le combat était une épreuve d’endurance, mais les longues minutes passé dans sa forme immatérielle avait poussé son coeur jusqu'à ses limites. Elle devait absolument se reposer quelques instants, sinon elle ne survivrait pas une deuxième confrontation.
Elle resta quelques instants au sol, prenant de grandes inspirations, essayant de calmer le rythme endiablé de son corps, puis elle rampa à travers la pièce pour aller s’adosser contre un bureau. Elle resta encore un moment sans bouger, jetant un regard vide sur la baie vitré exposant le paysage du centre-ville gothamite.

Phi était mal en point, ses côtes la faisait souffrir, sans doutes à cause d’une fracture. Ses membres avaient essuyé un grand nombre de coups, ils étaient maintenant douloureux et couvert d'ecchymoses. Ses deux lèvres étaient fendu et un de ses sourcils était également ouvert, faisant ruisseler du sang le long de son visage. Le plus impressionnant était bien sûr son oreille manquante et les quelques impactes de chevrotine sur sa joue. La blessure elle-même ne l’inquiétait pas; elle avait déjà perdu pire que ça, elle savait que cela repousserait. Le plus dérangeant pour Phi était l’oreillette qu’elle portait sur cette oreille là. Elle ne pouvait plus joindre son opérateur, ni le colonel. Phi était seule.
Elle remarqua aussi le manque de réactivité des forces de l’ordre. Encore une trace de l’influence de ses créateurs. Ils ne voulaient pas que la chasse soit interrompu, Phi avait compris.
Sa réflexion fut interrompue par une intense sensation de danger. Il était là.
Sa visière illuminée d’un rouge sanguin, un pied levé en l’air quelques instants avant que son talon s’abatte et détruise le bureau lui servant de cachette. Phi eu le temps de rouler jusqu'à la baie vitré, évitant ainsi l’explosion du bureau. Elle dut se couvrir les yeux pour se protéger des éclats de matériels volants dans tous les sens, grave erreur. Elle baissa son bras protecteur à temps pour faire face à un autre bureau volant dans sa direction. Celui-ci frôla sa tête avant de s’écraser contre le verre avec une force surprenante. Le choc fut assez violent pour fragiliser la baie vitrée, ciselant la paroi de fissures.
Son agresseur n’avait pas perdu un instant, il était de nouveau en face d’elle, lui portant un coup de botte à la poitrine avec une vitesse telle que Phi n’eu pas le temps d’esquiver. Elle tenta d’amortir le choc avec ses avant bras.
La puissance du coup lui coupa le souffle. Ses bras se fracassèrent contre son torse qui craqua sous le choc. La vitre, déjà fragile, explosa au contact de son corps qui fut projeté hors de l’immeuble.
Pendant sa chute, une centaine de questions lui venaient à l’esprit. Comment l’avait-il retrouvé ? Et d’où venait cette nouvelle force inouï ? Avait-il retenu ses coups jusqu’ici ?
Il y avait aussi l’ironie de se voir tomber vers son point de départ: la grande place.
La chute libre, bien qu'impressionnante, ne dura qu’une poignée de secondes. L'atterrissage fut simple, au moment de toucher le sol, elle s’évapora une nouvelle fois en brume pour amortir le choc avant de reprendre forme tout aussi rapidement.
S’attendant à voir sa cible lui sauter une nouvelle fois dessus, elle se mit en position. Une main dans le dos, prête à dégainer son fusil. Les jambes fléchis, prêtent à bondir. Le regard scrutant les environs, à la recherche du moindre mouvement.
Un bruit attira son attention. Elle se retourna telle une furie, prête à tirer, ses yeux brillants d’une intensité encore jamais vue.
Ce n’était pas sa cible.

-Part, si tu veux vivre.

Un avertissement plus qu’une menace.