La nuit était depuis des heures déjà tombée sur la tentaculaire Gotham City. Le rude hiver était passé, mais le temps était toujours désagréablement froid et humide. Ce soir-là, Konstantin Lupescu s'était rendu au "Nid", le bar le plus sécurisé de la ville, bravant le couvre-feu en vigueur. Il fréquentait souvent cet établissement, parce qu'il pouvait y acheter armes et matériel, et glaner des informations sur ses cibles...mais pas ce soir.

Ce soir, Konstantin était juste là pour se détendre, dans un endroit où il n'aurait pas à rester sur la défensive, et qui était chauffé, contrairement à l'entrepôt désaffecté qui lui servait de QG. Ses affaires marchaient un peu au ralenti, en ce moment. Le pays traversait une période de terreur sous le joug du président Luthor, la traque des métahumains et les violentes manifestations obligeaient les mafieux, son gibier de prédilection, à faire profil bas. Lui-même devait lever un peu le pied pour éviter de se faire prendre. Être capturé par ces ripoux gras du cul du GCPD serait pour lui une humiliation pire que la mort...

Entrant dans le Nid, il déposa ses armes à l'entrée comme exigé, et se rendit directement au bar, ouvrant son blouson pour profiter de la chaleur. L'ambiance était plutôt maussade, tout le monde parlait des évènements récents. Konstantin, lui, ne pouvait nier qu'il ressentait une certaine satisfaction à voir l'Amérique honnie se déchirer de cette façon.

=Voilà ce qui arrive, quand on élit à la tête de l'état un milliardaire mégalomane et sans scrupules...= pensait-il

Il caressait même le fantasme de voir la crise enfler, et les Etats-Unis s'effondrer comme son propre pays l'avait fait quelques années auparavant. Il avait beau suivre attentivement les informations, aucune nouvelle de ce qui se passait en Drakozie ! Il fallait dire qu'avec les évènements récents, les médias américains n'avaient pas de temps à consacrer à un pays dont les américains n'avaient déjà pas grand chose à faire en temps normal...

S'accoudant au comptoir, il aborda la barmaid pour passer sa commande.

-Une vodka polonaise, sans glace. dit-il de sa voix cassée, et teintée d'un lourd accent drakozien.

La barmaid lui servit un verre de vodka. Konstantin paya, et en but une première gorgée. Il ne buvait même pas tant que ça, d'habitude. Il préférait avoir les idées claires, quand il était "en service". Mais que pouvait-il faire d'autre en ce moment ?

-Peine de cœur que vous prenez un tel remontant ? Ou journée difficile ? demanda la barmaid
-Huh ?

Konstantin leva les yeux vers elle, surpris par la question. Il n'était pas très social, et n'avait pas l'habitude de tailler le bout de gras avec des inconnus. Mais bon...c'était toujours mieux que continuer à déprimer tout seul en fixant le fond de son verre.

-Journée difficile ? Ha ! Vie difficile, plutôt... répondit-il piteusement

Il avait fait de gros progrès en anglais, mais devait toujours se limiter à des mots simples. Au moins arrivait-il à se faire comprendre et à comprendre ce qu'on lui disait...la plupart du temps.

-Imagine famille à toi morte, amis à toi morts, et pays à toi même plus exister. Pas facile de vivre comme ça...

Cela faisait presque deux ans qu'il avait quitté une Drakozie ravagée par la crise et la guerre civile pour accompagner sa famille en Amérique, et que cette dernière s'était faite massacrer par des voyous à la petite semaine. Suite à cela, il s'était enfermé dans une quête de vengeance destructrice et suicidaire. Et quand il avait commencé à tomber amoureux et à se détourner un peu de sa quête...la fille qu'il convoitait s'était faite tuer à son tour. Gotham, cette ville monstrueuse, suçait tout ce qu'il avait d'humain en lui et détruisait une à une toutes les ancres susceptibles de l'empêcher de partir à la dérive...

La barmaid poursuivit, se servant elle-même un verre. Ce qui n'était encore que quelques mots échangés vite-fait commençait dangereusement à se transformer en une vraie conversation...

-Je peux presque comprendre on va dire… Je n’ai plus de famille en quelque sorte, plus d’ami… Mais j’ai un nouveau but, enfin, je crois…
-Ah ouais ? Toi avoir rejoint une secte ? plaisanta Konstantin.

C'était en fait plus une supposition désabusée qu'une vraie plaisanterie. Gotham était une ville tellement pourrie, tellement corruptrice, que quand il y croisait quelqu'un qui prétendait être heureux dans sa vie, il le soupçonnait effectivement d'être accro à la meth ou d'avoir rejoint une secte apocalyptique prônant l'abandon de toute possession physique...

-Mais pour ce soir, oublions simplement notre vie misérable ! Quand dis-tu mon ami ? Ce soir, c’est moi qui offre ta consommation.
-Ah ? Ben...merci. Mais moi j'ai pas grand chose à offrir en retour...

En Drakozie, Konstantin n'avait jamais connu que le communisme, l'économie planifiée, et le principe du "L'état y pourvoiera". Et en arrivant en Amérique, son premier contact avec le capitalisme avait été plutôt violent, puisqu'en tant que clandestin il avait dû trimer comme un esclave, se faire payer au black pour une bouchée de pain, et prier chaque jour pour ne jamais tomber malade puisque dans ce pays de merde les soins coûtaient une vraie fortune... Du coup...il était convaincu que si quelqu'un dans cette ville lui offrait quelque chose, c'était qu'il attendait quelque chose en retour.

-Je n'attends rien de toi, tu es mon invité ! Bois tranquillement, je ne te demanderais rien en échange, mais si tu ne le désir pas, je ne te forcerais pas, c'est comme tu le sens. On est deux âmes perdues, on se ressemble, et je peux comprendre ce que tu ressens, tes peurs, tes doutes...
-Vraiment ?

Konstantin n'arrivait pas à y croire. Méfiant comme toujours, il regarda le fond de son verre, se demandant l'espace d'un instant si on n'essayait pas tout simplement de l'empoisonner. Non, c'était peu probable... Pas ici. Le bar de Lena Rogova était une zone neutre, qu'il aurait été très mal vu de souiller avec un meurtre. Bien sûr, il ne pensait pas une seconde qu'il se trouvait face à ladite Lena Rogova à qui il achetait régulièrement infos et matériel depuis un an.

-Ben...merci...

Merci, voilà un mot qu'il n'avait pas eu beaucoup l'occasion de prononcer ces derniers jours. Il porta son verre à ses lèvres, timidement, comme un animal sauvage qui hésite à toucher la nourriture offerte par un humain, reniflant discrètement à l'affût d'une éventuelle odeur de poison, puis but. Il voulait bien faire, mais après être resté à l'affût pendant plus d'un an, il était difficile de baisser sa garde.

-C'est...première fois que quelqu'un offrir verre à moi dans ce foutu pays...

Et une nouvelle fois, il ne savait plus quoi dire d'autre. La conversation n'était pas son fort. Il fallait dire que depuis son départ de l'armée il n'avait pas vraiment eu l'occasion de sociabiliser.

-Ca fait combien temps que toi travailler ici ?

Konstantin lâcha un petit ricanement. Ouais, cette demoiselle semblait à peu près aussi désabusée que lui...ce qui était une performance. En tout cas, ça ne la lui rendait qu'un peu plus sympathique. Il lui rappelait un peu cette fille, qu'il avait connu au pays... Comment s'appellait-elle, déjà ?

-Raconte-moi ton histoire mon ami…
-Mon histoire ?

Le slave fut un peu surpris par cette demande certes normale, mais inattendue. Il était aux Etats-Unis depuis plus d'un an, mais il n'y avait à cette date que deux personnes qui s'étaient intéressées un tant soit peu à ce qu'il pouvait bien avoir à raconter. Il resta un moment silencieux, ne sachant trop comment réagir. D'habitude il ne pipait mot sur sa vie personnelle, par pur instinct de survie, la moindre indiscrétion pouvant signer sa fin. Seulement...il restait un être humain. Et cela faisait des mois qu'il vivait dans la clandestinité, dans le silence, couvrant ses traces, en étant continuellement sur ses gardes, comme un animal. Et la seule personne à qui il avait osé s'ouvrir était maintenant plongée dans un coma dont elle ne sortirait probablement jamais... Il était fatigué, et c'est ainsi que l'alcool aidant, il commença à parler.

-Je suis né en 1988, en République Populaire de Drakozie...

Bien sûr, il y avait des chose qui restaient secret défense. Mais après tout, peut-être que tout ce dont il avait besoin c'était de se confier.

-Ca doit pas te dire grand chose, américains s'intéressent pas à cette partie du monde... On était encore communistes à cette époque. Y'avait des problèmes, bien sûr, mais on s'en sortait. On avait nourriture et soins gratuits, j'avais mes parents, mon frère Dobràn et ma soeur Raketa.

Il regardait dans le vague, se remémorant un passé tellement lointain, où il était encore heureux et insouciant.

-J'étais à l'armée, j'ai fait guerre contre Estrozie en 2012. C'était dur, mais je me battais pour des choses en lesquelles je croyais...

Peut-être était-ce l'alcool, ou bien l'intensité du moment, mais Konstantin semblait mieux s'exprimer que d'habitude en anglais, cette langue qu'il haïssait.

-Et puis en 2015 ça a commencé à merder. Le pays était à bout de souffle. Y'avait plus d'argent nulle part, plus de munitions pour l'armée, plus de salaires pour l'administration. Ils m'ont renvoyé à la maison, sauf que c'était plus comme avant. Tu vois la Russie des années 90 ? Ben c'était pareil... Y'avait plus d'hôpitaux, plus de police, et c'est là que les bandits ont commencé à se multiplier. Drajna c'est devenu Harlem. Vol, drogue, racket... J'ai aidé ma famille à survivre, mais c'était trop dur. Des gangsters ont commencé à racketter le restaurant de mes parents, et moi, j'ai fait le con. Je croyais que j'étais encore à l'armée, que je contrôlais les choses... Ca s'est mal passé, et ils ont tué Dobràn. Et tout s'est écroulé...

Tandis que Konstantin racontait son histoire, lentement, son visage se décomposait, sa respiration se faisait plus hachée, et ses yeux commençaient à s'embrumer. Il ne voulait pas pleurer, surtout pas devant une inconnue ! Il ne faisait pas ça ! Il devait être fort ! Pourtant, c'était comme s'il avait entrouvert la porte d'une pièce inondée jusqu'au plafond.

-Après ça, on s'est enfuis, ça devenait trop chaud. Mon père voulait...qu'on s'installe en Amérique, chez l'ennemi... Il croyait qu'on serait en sécurité. Mais...

Des larmes coulèrent sur les joues impeccablement rasées de l'ex-militaire. Ca faisait peine à voir.

-On a tenu 6 mois. On a retrouvé exactement la même merde qu'on avait quittée. La misère, les bandits qui venaient nous voler le peu qu'on gagnait en travaillant. Et puis...et puis...

Il renifla bruyamment. L'alcool aidant, ses défenses cédaient les unes après les autres sous l'abondance des larmes retenues depuis trop longtemps. Ces souvenirs étaient si douloureux, et ça faisait si longtemps qu'il refusait d'y repenser...

-Et puis...des salopards ont tué mes parents. Ma soeur...ils lui ont fait...des trucs innommables...avant de la tuer... Tout ça pour quelques dollars...

Konstantin fondit en larmes, bredouillant quelques mots dans sa langue natale aux accents gutturaux. Et puis une expression mauvaise passa sur son visage mouillé.

-Mais je les ai retrouvés. Tous les trois. Je les ai tous tués...

Il n'avait pas prévu de parler de ça, bien sûr. Quand on ne voulait pas se faire pincer, la dernière chose à faire était bien de confesser ses crimes. Mais après tout, il n'y avait pas vraiment d'enfants de chœur dans ce bar. La plupart avaient sans doute fait bien pire...

La jeune femme écouta Konstantin mettre son cœur à nu, sans l'interrompre. Quand il eut fini, il eut honte, se sentit un peu ridicule, lui qui avait vécu dans un pays où les hommes cachaient leurs émotions. Mais sur le visage de la barmaid il ne vit ni mépris ni malaise, juste de la compassion. Comme si elle voulait le consoler, mais sans trop savoir comment faire. Après tout, peut-être était-elle aussi maladroite que lui sur le plan social...

-Je suis à moitié russe, de par mon père qui était un boxeur reconnu en Russie… J’y ai vécu une partie de ma vie, lorsque ma mère et décédée à Gotham, puis je suis revenue ici, des années plus tard… Je ne peux pas comprendre votre douleur, mais peut-être que je peux vous aider à la soulager ?

Konstantin eut un petit rire triste.

-Haha... C'est gentil, mais je vois pas comment. A mois que toi avoir le pouvoir de ressusciter les morts ou de reconstituer le bloc Soviétique...

C'était une idée fixe, chez lui. Absolument tous ses problèmes venaient du meurtre de sa famille et, à fortiori, de l'effondrement de la Drakozie.

-Ici, vous pouvez avoir accès à de nombreux services… Nous pouvons vous aider, si c’est ce don vous chercher…
-Oh oui, j'ai déjà utilisé services d'ici. Madame Rogova me fournit déjà flingues et infos. Dis, tu parles russe ? Parce que je parle mieux russe que américain.

En effet, pour la première fois depuis trop longtemps il était en train de se lâcher, de baisser sa garde. Mais devoir faire l'effort de s'exprimer clairement dans cette langue qu'il haïssait ne l'aidait pas.

-De quel don tu parles ?

Il avait peut-être tout simplement mal compris. L'anglais était une langue si affreuse...

L'énigmatique tenancière se contenta de sourire, et de répondre à côté.

-Je suis Miss Rogova, je suis en mesure d’offrir plus, si c’est ce que vous désirez. Mon pouvoir, ne peux pas ramener les morts, mais il me permet d’avoir accès à de nombreuses choses. Je ne peux pas vous en dire plus malheureusement.

Konstantin ouvrit ses yeux un peu plus grands, surpris par la réponse.

-Sans déconner ? C'est vous, Lena Rogova ? La patronne du Nid ? Celle à qui j'achète des infos et des flingues ?

Il était surpris, c'était légitime. Il n'imaginait pas comme ça la légendaire Lena Rogova, la trafiquante et informatrice suffisamment crainte pour que même les canailles de Gotham City respectent la neutralité de ses établissements.

-J'aurais jamais cru. Le prenez pas mal, mais...pourquoi vous êtes là à me servir à boire au lieu de faire...je sais pas...des trucs de patronne ? Gérer des trucs...assise derrière un gros bureau...

Ce n'était une remarque méprisante, juste une interrogation sincère. L'ex-militaire n'était pas doué pour s'exprimer et faire la conversation. Heureusement, elle sembla ne pas le prendre mal. Elle était même étonnamment chaleureuse. Ils purent tailler un peu le bout de gras. Konstantin sortit de sa poche un paquet de vieilles cigarettes drakoziennes de la marque Moravia, avec le dessin d'un chevalier en armure dessus. Le tabac était coupé avec de la paille et de la sciure de bois, et les filtres étaient en carton, mais elles restaient les préférées de Konstantin, et il gardait comme un trésor les quelques paquets qu'il lui restait. Il en tira tout de même une du paquet, la porta à ses lèvres d'un geste quasi-religieux, et l'alluma avec un vieux briquet à gaz tout usé, sur lequel était gravé quelque chose en drakozien.

-Je suis heureuse, vous savez… Heureuse de parler dans ma langue natale, enfin, si je peux m’exprimer ainsi, je ne connais pas beaucoup de personne Russe et ça me manquait un peu… Je ne côtoie plus vraiment ma famille, à part mon frère.
-M'en parlez pas. Je me débrouille en russe, mais ma langue maternelle, le drakozien...ça fait deux ans que j'ai pas pu la parler avec quelqu'un. J'ai pas rencontré d'autres Drakoziens depuis mon arrivée aus Stazunis. Je dois faire partie d'une espèce en voie d'extinction...

Il tira mélancoliquement sur sa cigarette, et renversa la tête en arrière pour cracher une volute de fumée tel un dragon assoupi. Il se faisait tard, il s'était bien imbibé et commençait à se sentir un peu fatigué.

-Mais bref… Depuis peu… Je me suis mise à la protection… C’est un projet tout nouveau. Mais, nous ouvrons les portes à ceux qui souhaitent rejoindre notre communauté…
-La protection ? Quoi, vous aussi vous allez vous mettre à racketter les petits commerçants ? fit Konstantin, sortant de sa torpeur pour revenir sur la défensive.

Depuis qu'il était arrivé en Amérique, il avait bien compris que ce que les mafieux appelaient "protection" n'était en fait qu'une façon de rançonner les honnêtes gens en les menaçant de représailles s'ils ne s'affranchissaient pas d'une taxe officieuse.