Le vieil homme avance le long d'un couloir éclairé par quelques lumières grésillantes tandis que plusieurs personnes discutent bruyamment derrière la lourde double porte située à son extrémité. Ils ne l'entendront pas. Ils ne l'entendent jamais. L'homme ouvre les deux battants d'un air théâtral, tous les regards se posent sur lui en un instant, mais aucun ne réagit, trop perturbé par cette entrée surprise. ''C'est qui ?'' se disent-il, ''Un nouveau ?''. Sur la grande table ronde à laquelle ils sont attablés gisent cartes, jetons de poker et armes en tout genre ; de la mitraillette au surin.
       ''Huit'' pense l'intrus. Il s'avance vers l'homme assis le plus proche de lui, sans se presser, mais son pas lourd et sa carrure lui donnent un air intimidant. Les joueurs de poker le suivent du regard, toujours curieux. Curieux, ils ne le seront que brièvement. L'homme saisit la crinière de sa première cible, et il éclate sa tête contre l'épaisse table en bois. Littéralement. La victime n'a pas le nez cassé, pas un coma cérébral, non, sa boîte crânienne explose dans un torrent de sang grumeleux et noirâtre, des bouts de cervelle giclent un peu partout. Ils réagissent, trop tard. Les deux voisins du macchabée ont des flingues qu'ils saisissent bien trop lentement : ils ont à peine le temps de pointer le canon de leurs armes que les deux bras du vieillard tranchent leurs gorges comme une vulgaire feuille de papier. Ses mains ne sont plus que des griffes ridiculement tranchantes, sa bouche, monstrueusement déformée, est un amas de dents carnassières lui donnant l'air d'un wendigo. L'homme pousse un hurlement féroce... Puis tout devient mouvement. Les balles fusent, les lames s'abattent et l'hémoglobine coule à profusion du sol au plafond. L'homme n'en est pas un, c'est une bête enragée, brutale, l'incarnation d'une colère primitive. La douleur est une amie familière, elle alimente sa rage dévastatrice, il ne réfléchit plus, il mord, déchire, tape avec une violence inouïe et à peine imaginable. ''Un berserker !'' pense un môme même pas majeur avant que les crocs de la bête ne se referment sur sa tête, lui arrachant la moitié du visage dans le processus. La créature ne crache pas, elle avale la chair comme un vulgaire apéritif, elle se repaît de ses semblables humanoïdes sans même sourciller.
       Quelques minutes plus tard, la chaleur dans la pièce est insoutenable, elle amplifie l'odeur du sang, des viscères, de la merde et de la pisse. Le vieil homme est le seul debout, plusieurs balles et lames sont logées dans son corps, elles tombent des plaies au fur et à mesure que celle-ci cicatrise... d'une manière inhabituelle, bien trop rapidement pour le commun des mortels. Il s'adosse à un mur, son apparence humaine refait surface, ses yeux fous redeviennent lumineux. Fatigué ? Certainement pas. Déçu ? Déjà plus probable. Il reprend son souffle, chaque inspiration et expiration est optimisée à la manière d'un sportif de haut niveau ; l'homme est habitué à ce qu'il vient de faire. Tuer. Sans poser de questions, sans réfléchir, ôter des vies avec facilité. C'est son métier. Faire de la sale besogne pour de l'argent. Mais pas ce soir. Ce soir, la raison du carnage était plus personnelle... plus... intime.
        Quelques secondes plus tard, une femme sort de la pénombre du couloir d'où venait l'intrus. Elle le regarde presque avec tendresse, non pas comme une femme regarde un homme, mais plutôt comme une fille regarde son père. Elle s'approche de lui, porte une cigarette à ses lèvres et, d'un claquement de doigts, allume cette dernière. Le vieil homme regarde la petite flamme qui s'agite entre les doigts de la magicienne. Elle ne tire pas encore sur sa cigarette. Elle sait qu'il a horreur du tabac.

        -C'est bon, Jameson ? dit-elle, tu as fait le ménage ? Il était ici ?

       Jameson lève son regard de la flamme pour la regarder droit dans les yeux. Il sourit d'un plaisir non dissimulé lui donnant un air totalement sinistre... L'impression étant facilement renforcée par les bouts de peau et le sang dont il était recouvert de la tête aux pieds. Sa barbe grisonnante était d'un rouge vif et plein de morceaux dont il valait mieux ignorer la provenance. Il lui répond enfin, d'une voix rauque, gutturale et inhumaine :

       -Non... dit-il lentement, mais... il reste un étage.