Il faisait bientôt nuit, quand Jax se décida enfin à sortir de chez lui. Il avait passé la journée sur son ordinateur, à trier ses dossiers, ses anciens reportages photos. Il y en avait beaucoup, certains dont il était fier, d’autres qu’il n’aimait pas particulièrement, mais aucun qu’il ne détestait foncièrement. Les plus anciens avaient beaucoup de défauts, les images n’étaient pas toujours nettes, le cadrage aurait pu être bien meilleur, mais il les associait à des souvenirs qui lui faisaient chaud au cœur. Il n’avait pas vu l’heure passer, ou plutôt, n’avait pas voulu la voir passer. Mais, il fallait bien qu’il sorte, s’il voulait prendre des photos. 

 
Ce n’était pas pour rien qu’il s’était replongé dans ses anciens travaux. Il cherchait l’inspiration. Sa dernière expo-photo avait connu un joli succès, sans prétention, et il fallait vite qu’il passe à autre chose. Un autre projet. Il avait déjà sa collection de photo prises depuis sa fenêtre, mais il n’en avait pas encore assez. Il ne savait pas encore quand est-ce qu’il pourrait faire quelque chose de toutes ces photos. Et avant de succomber à l’ennui mortel qui le prenait régulièrement, il avait décidé de travailler sur un autre projet. Il ne lui restait plus qu’à trouver quoi faire.
 
Une ville comme Gotham devait regorger de sujets potentiels. C’était bien pour ça qu’il était venu ici à la base, pour la réputation de Gotham. La ville du crime, une zone de guerre constante, l’endroit rêvé pour un éclopé comme lui qui ne pouvait plus voyager à sa guise. Que faire, mais que faire ? C’était pour ça qu’il avait prévu de sortir. Peut-être qu’en se baladant, l’inspiration lui viendrait. Peut-être qu’il verrait le sujet parfait… Il s’était donc armé de son appareil photo fétiche, un modèle qui commençait à se faire ancien, mais qu’il traînait depuis tellement longtemps qu’il avait fini par s’y attacher comme à un ami, et s’était décidé à aller se promener.
 
Il faisait frais et humide dehors, le temps typique de Gotham. Le soleil se couchait, mais la couche nuageuse ne laissait pas passer la fameuse lumière dorée, celle que recherchaient souvent les jeunes femmes sur les réseaux sociaux pour faire la photo parfaite. Il était vrai que cette lumière était belle, qu’elle donnait un air un peu magique, un peu paradisiaque aux photos. Quand on savait s’en servir. C’était le plus important pour une bonne photo, de savoir se servir de la lumière. On reconnaissait facilement une photo qui utilisait la lumière, et une photo où tout reposait sur la lumière. Il y avait une différence. La petite chose qui faisait passer une image de la superficialité à la profondeur. C’était ça qui faisait qu’il y avait beaucoup de ses anciennes images qu’il n’aimait pas, elles étaient trop superficielles. Il essayait trop, à l’époque.
 
Il ne savait pas trop où ses pas le portaient. Il fallait qu’il fasse attention, ici, tourner dans la mauvaise rue pouvait vous assurer une mort soudaine et douloureuse. Surtout qu’avec une canne, il ne pouvait pas vraiment fuir. Il pouvait taper avec, il l’avait déjà fait, mais il préférait rester en dehors des problèmes. Plus facile à dire qu’à faire, à vrai dire. Mais bon, il avait survécu jusqu’ici, c’était déjà ça.
 
Soudain… Soudain, il trouva le plan parfait. Tout était en place, c’était comme un puzzle qui se résolvait sous ses yeux. Les bâtiments se miroitaient, la symétrie était quasiment parfaite, chaque plan était occupé par un élément. Il coinça sa canne entre ses jambes et dégaina son appareil. Il s’appliqua lentement, pour saisir la symétrie de la rue, il fallait que son cliché soit millimétré. La précision faisait tout. Lorsqu’il eut le plan parfait, il le captura.
 

La photo était sublime. Une fois imprimée et exposée, ce serait sublime. Alors qu’il se tourna pour revenir sur ses pas et chez lui, il perdit l’équilibre, appuyé sur sa mauvaise jambe. Il se rattrapa sur une passante, laissant tomber à la fois son appareil et sa canne. Quel boulet…

Comment dire… Ce n’était pas la première fois qu’il tombait à cause de sa mauvaise jambe. Des gamelles, il s’en était pris des tas, ne serait-ce qu’après l’accident. Il avait passé une bonne partie de sa période de rééducation à manger le sol, et même après, il avait mis du temps à perdre le réflexe de se lever sans prendre sa canne, et s’était souvent retrouvé au sol de son appartement. Sauf que là… Là, il n’était pas chez lui, où personne ne le voyait, ni à l’hôpital, là où les gens autour de lui étaient soient comme lui, soient là pour l’aider. Non, là, il était dehors, dans un lieu public, et surtout, surtout, il était tombé sur quelqu’un. C’était gênant, très gênant même.

 
Plus gênant encore, il n’arrivait pas à retrouver son équilibre. Ça lui arrivait parfois, mais à force, il avait pris l’habitude de se tenir sur une seule jambe. Il ne tombait plus autant qu’avant, il arrivait à se déplacer à cloche-pied, même, mais là… Là, c’était la bonne grosse chute, celle qui réclamait qu’on se retrouve le ventre à terre, celle qui ne pardonnait pas. Surtout que la personne sur qui il était littéralement tombé faisait une bonne tête de moins que lui, alors se retrouver avec quelqu’un du physique de Jackson sur soi ne devait pas être la sensation la plus agréable du monde… Il était devenu un poids mort.
 
La personne devait avoir sacrément de force, car elle l’entraîna vers un mur pour qu’il puisse y prendre appui. Lentement, il poussa sur sa jambe valide pour se redresser, la deuxième traînant mollement sur le sol humide. Son pantalon était tout tâché, mais c’était le cadet de ses soucis. Dans sa chute, il avait perdu tout ce qu’il tenait dans ses mains. Sa canne, et son appareil. S’il ne se faisait pas de soucis pour sa canne, qui était très solide et qui ne risquait pas de se briser juste en tombant au sol, il s’inquiétait pour son appareil photo. Certes, ce n’était qu’un objet, et ce n’était pas le seul qu’il avait, mais c’était son meilleur appareil, et son préféré de loin.
 
La personne sur qui il était tombé –une jeune femme, il arrivait à la voir maintenant qu’il était debout- s’était précipitée pour ramasser les objets, non sans lui avoir d’abord demander comment il allait. Mis à part son égo qui en avait pris un sacré coup, il n’avait rien. Il fallait dire qu’elle avait bien amorti sa chute. Jackson remarqua qu’elle avait ramassé dans une flaque d’eau une sorte de petit carnet. Mince, la flaque n’avait pas l’air profond, mais l’eau sur du papier, ça ne pardonnait pas…
 
« Je vais bien, merci… Et vous, je ne vous ai pas fait mal ? Et votre carnet ? Il n’est pas foutu j’espère ? Si c’est le cas, je suis vraiment désolé… »
 
Il se pencha doucement, en essayant de ne pas perdre à nouveau l’équilibre, et récupéra sa précieuse canne, sans laquelle se déplacer était impossible. A force de l’avoir sur lui en permanence, il se sentait nu et vulnérable quand il ne la tenait pas. C’était assez étrange comme sensation, mais c’était un peu comme si l’objet était devenu une prolongation de sa personne, un membre à part entière. C’était pareil pour ses appareils photos, il ne se sentait vraiment bien que s’il en avait un sur lui, que ce soit dans ses mains, ses poches ou autour de son cou. Il récupéra donc l’appareil. L’écran s’était fissuré dans la chute, ainsi que le verre derrière lequel se trouvait le flash. Il le ralluma. L’écran, en plus de la fissure, défilait. Bon, ce n’était pas trop méchant, il pouvait le faire réparer, et puis, sa photo de ce soir se trouvait sur la carte mémoire de l’appareil, rien n’était perdu.
« Alors, ce carnet ? Rassurez-moi, il va bien ? Il y avait quelque chose d’important dedans ? »
 
Il l’observa un peu plus en détail. Une grande brune, avec un air sérieux. Bon, si le carnet était fichu, il allait passer un mauvais quart d’heure, ça, c’était sûr. 

 

 
Jackson fut plus que ravi de savoir que le carnet n’avait rien. Il ne savait pas trop ce que son interlocutrice avait pu écrire dedans, mais ça avait quand même l’air assez important. Il pouvait absolument comprendre le fait de ne pas vouloir perdre son travail, et d’accorder au dit travail une très grande importance. Heureusement, d’ailleurs, que son appareil n’était pas trop amoché, et que la carte mémoire de son appareil n’avait rien. Certes, ce n’était pas une photo « professionnelle », plus un projet personnel, mais tout de même. C’était le début de tout un projet, il n’avait pas envie de perdre l’inspiration en perdant sa photo.
 
« Il est un peu amoché, mais je le ferais réparer, ce n’est pas trop grave. Heureusement que je n’ai pas que celui-là ! J’ai du stock, hahaha ! »
 
Ce genre de petite blague à la con, c’était sa spécialité. Il sentait comme une sorte de malaise, et il n’avait pas vraiment envie que ce sentiment s’éternise. Il ne pouvait pas vraiment s’en empêcher, il avait la blague facile. Ça pouvait être un peu lourd, des fois, lui-même le reconnaissait, et on lui avait déjà fait remarquer plusieurs fois.
 
Il en profita pour mieux regarder la jeune femme en face de lui. Elle lui disait vaguement quelque chose. Il était plutôt bon physionomiste, donc s’il avait l’impression de l’avoir déjà vue, c’était qu’il l’avait déjà vue. Mais où ? Il avait croisé des tas et des tas de gens au cours de sa carrière. Elle n’avait pas vraiment l’air d’une modèle photo, pas qu’elle n’était pas jolie, au contraire, mais tout dans sa façon de se tenir lui disait qu’elle n’était pas du genre à prendre la pose pour un objectif. Non, elle avait plutôt l’air… D’une journaliste. Mais finalement, ce fut elle qui le reconnu en premier.
 
« En effet, c’est moi ! Et non, je cherchais juste des endroits à photographier pour un projet personnel… Vous c’est… April Ruiz, c’est ça ! »
 
Il ne l’avait croisée qu’une ou deux fois. Même s’il habitait sur Gotham depuis environ deux ans maintenant, ça ne faisait pas longtemps qu’il travaillait pour le Gotham Globe. Il avait eu du mal à se remettre au journalisme-photo, peut-être une sorte de traumatisme du à son accident. Pendant un moment, il s’était concentré sur la photographie d’art, qui ne lui avait pas procuré autant de plaisir que son premier vrai amour : les reportages photo.
 
Son attention se porta à nouveau sur la journaliste. Est-ce qu’elle venait de lui proposer un rencard ? Non, ça ne devait pas être ça, il était sûrement en train de sur-interpréter ce qu’elle lui disait. Ils se connaissaient à peine, voire pas du tout, il ne fallait pas voir des doubles-sens ou des sous-entendus là où il n’y en avait aucun. Elle voulait sûrement faire une sortie entre collègues, comme ça se fait beaucoup. Jackson ne connaissait pas grand monde au Gotham Globe encore. Enfin. Il ne connaissait quasiment personne. Pas qu’il était associable, au contraire, mais comme ça faisait très peu de temps qu’il y travaillait, il n’avait pas vraiment eu le temps d’apprendre à connaître ses collègues.
 
Ne restait plus qu’à savoir où aller. Il n’avait pas spécialement envie d’aller au bureau hors de ses heures de travail, même s’il était consciencieux, il aimait bien aussi se couper un peu du travail et essayer de faire autre chose. Aller dans un bar serait bien plus sympa.
 
« Un bar, ça me parait être une bonne idée ! J’en connais deux ou trois qui sont sympas, on pourra se poser et discuter. Et oui, ce serait cool de travailler ensemble, à l’occasion. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lire un de vos articles, par contre, je ne vais pas vous mentir… »
 
Alors qu’il parlait, il commença à avancer. Elle avait raison, le quartier n’avait pas vraiment l’air sûr, il valait mieux bouger vite.

 

 
Jackson avait une petite idée d’où emmener sa collègue. Un petit english pub sympa, qu’il avait l’habitude de fréquenter et qui n’était pas trop loin. Bien qu’il ait sa canne, il marchait quand même assez vite, depuis le temps il avait eu de l’entraînement. Le seul problème, quand il se forçait à marcher vite, c’était qu’il se fatiguait assez vite. Mais il savait très bien le cacher, et à sa connaissance, personne n’avait encore remarqué qu’il avait parfois des courbatures quand il arrivait au travail.

April lui tendit une cigarette, qu’il refusa poliment. Il ne fumait pas, et n’avait jamais fumé. Enfin, il avait essayé une fois, mais il n’avait pas vraiment accroché. Il n’empêchait pas les gens de fumer autour de lui non plus, l’odeur ne le dérangeait pas plus que ça au final. Mais lui-même ne fumait pas. Et puis, niveau substances addictives, il en avait assez avec ses antidouleurs. Déjà qu’à cause d’eux, il avait dû réduire drastiquement sa consommation d’alcool… Il n’avait jamais été alcoolique non plus, mais avant son « accident », il avait tendance à beaucoup faire la fête et à boire plus que de raison. Un vice en remplace un autre.

Ils arrivèrent enfin au bar, avec sa façade typique des pubs anglais. C’était comme un voyage de l’autre côté de l’Atlantique. C’était un des endroits préférés de Jax, et il avait pris à peu près un million de photos ici. Mais le choix de l’endroit sembla pour le moins surprenant, pour April.

« Moi ? Non, pas du tout ! En vrai, je viens de Californie ! »

Ça aussi, c’était plutôt surprenant, d’échanger le soleil et la chaleur de la Californie pour le froid et l’humidité de Gotham. Mais Jax se plaisait ici. Il pouvait passer pour un fou furieux, à penser ça, mais il était comme ça. Après tout, il s’était lancé dans la photographie de guerre, il avait littéralement été un civil sur les champs de bataille, et il avait adoré ça. Alors vivre à Gotham, c’était un peu comme une continuité. Et puis, il avait déjà perdu l’usage d’une jambe, il n’avait plus peur de grand-chose.

Les deux journalistes entrèrent dans le pub. L’endroit avait son ambiance et son odeur propres à lui, comme s’il était hors du monde. C’était aussi l’un des rares bars plutôt tranquilles de la ville, et ça se sentait, les clients semblaient vraiment détendus. Jax et April s’installèrent à une table plutôt isolée, loin du brouhaha du comptoir.

« Oui, bien sûr, tutoyons-nous ! Désolé de ne pas avoir pris le temps de lire tes articles, je suis vraiment un mauvais collègue… Promis, je m’y mets ce soir ! »

S’il comptait travailler avec elle à un moment ou à un autre, il allait bien devoir lire ce qu’elle faisait, ne serait-ce que pour trouver une inspiration, pour trouver le bon ton pour que la photo colle à l’article. Ce n’était pas quelque chose de bien compliqué, quand on savait ce que l’on faisait, mais il fallait veiller à n’en faire ni trop, ni trop peu.

April amena sur le tapis le sujet de sa jambe. Jackson ne put s’empêcher de sourire, il avait l’habitude de la curiosité des gens.

« Ne t’inquiète pas, je n’ai pas de problème pour en parler… Et, non, la photo du soldat est un peu plus vieille, je l’avais prise quelques mois avant. Les photos que j’avais prises quand j’ai eu mon ‘accident’ ne sont jamais sorties, elles sont chez moi, et je ne sais pas trop quoi en faire, à vrai dire… Enfin bref ! »

A vrai dire, il utilisait le mot accident un peu à tort et à travers, c’était un peu une façon de dédramatiser la situation. Car ce n’était pas un accident, ce qui lui était arrivé. Le camion où il se trouvait avait été attaqué, et certains soldats qui se trouvaient avec lui avaient perdu la vie. Les mauvaises pensées commençaient à arriver, mais il les chassa de son sourire habituel.

« Oui, c’est au bar, mais ne t’inquiète pas, ils n’ont pas que de la bière ! » Il se leva, se hissant sur sa canne. « Dis-moi ce que tu veux boire, c’est ma tournée ! Et quand je reviens, tu me parleras un peu de toi, d’accord ? »

Après avoir pris la commande d’April, il clopina jusqu’au bar. Il revint, tenant les deux boissons d’une seule main, et se concentrant pour ne rien renverser ou ne rien lâcher. Une tâche plus difficile qu’il n’y parait. Une fois qu’il fut enfin assis, il prit une gorgée de son soda et fixa sa collègue.

« Bon, comme je n’ai pas fait mes devoirs, je ne peux pas t’interroger sur tes articles… Du coup, tu es d’ici ou pas ? Et pourquoi est-ce que tu as choisi ce métier de fous ? »



 

Pour la blague, il lui avait ramené un Cuba Libre. Il aurait aussi pu choisir un mojito, mais rien que pour le nom, il trouvait le Cuba Libre beaucoup plus drôle. Lui s’était pris un soda à l’orange, le genre de boisson bien sucrée comme il faut. Peut-être qu’il avait une addiction au sucre… C’était vrai qu’il aimait beaucoup les choses sucrées, en général.  

Certes, il avait assailli sa collègue de question, mais bon, il ne savait absolument rien d’elle, au final. Mis à part le fait qu’elle était jolie… Ce n’était pas la question. Il écouta attentivement ce que disait la jeune femme en face de lui. Elle était cubaine et n’avait pas grandi à Gotham... Avait-elle grandi directement là-bas ? C’était un endroit que Jackson rêvait de visiter et de photographier, les plages, les villes perdues dans le temps, la jungle… Au final, la majorité de ses photos représentaient des zones de guerre dans le désert du Moyen-Orient, il avait vraiment envie de varier les sujets. C’était quelque chose à mettre sur sa liste. Quand il aurait le temps, et un peu plus d’argent, surtout. Les frais médicaux l’assommaient un peu, et faisaient baisser de plus en plus ses économies, et ça commençait à l’inquiéter.

Il y eut un blanc quand April parla de son article, et de l’ordure qu’elle avait fait tomber. Il trouvait ça admirable, ce qu’elle avait fait, mais il ne savait pas trop comment réagir…. C’était un sujet vraiment délicat. Il reprit une gorgée de soda. April avait l’air de quelqu’un avec beaucoup de courage, qui ne manquait pas de cran, pour rester poli. Et à vrai dire, il sentait l’inspiration venir. Il voyait déjà leurs articles en collaboration à la une des journaux. Il pouvait vraiment faire du bon travail, tous les deux, il le sentait. Il le savait.

Elle évoqua son père, et d’un coup d’œil, Jackson remarqua qu’elle n’avait pas forcément envie d’en parler. Une histoire compliquée, tragique ? Ce n’était pas vraiment ses affaires, et il ne se voyait pas la force à en parler si elle n’en avait pas envie. D’ailleurs, elle n’avait pas non plus l’air d’avoir envie de parler vie privée, ce qu’il comprenait tout à fait.

« T’inquiètes, on peut parler de tout ce que tu veux ! Je suis pas du genre à forcer les gens à parler de trucs dont ils n’ont pas envie de parler, ça doit être pour ça que je prends des photos et que je n’écris pas d’articles. L’objectif voit tout ce qu’on ne dit pas ! »

Il était friand de ce genre de métaphore, un peu niaise, sur la photographie. Son métier était sa passion et toute sa vie, après tout. Comme April et le journalisme, il le sentait. Elle avait vraiment l’air de quelqu’un qui vivait son métier à fond et qui ne s’arrêtait jamais, il suffisait de voir la peur qu’elle avait eue quand son carnet était tombé dans l’eau. Il comprenait, il avait eu la même crainte quand son appareil photo avait touché le sol. Il finit son soda d’un trait et repris la parole.

« Tu te plais, au journal ? Perso, je trouve l’ambiance un peu trop calme, là-bas, mais c’est moi, j’ai trop l’habitude de ça aille dans tous les sens, je m’ennuie trop facilement… J’étais infernal, gamin ! »

Il sentait qu’il commençait à un peu trop parler. Pour quelqu’un comme lui, qui avait quand même un assez bon sens de l’observation, il était aussi sacrément bavard. Un offrit son plus beau sourire à April en guise d’excuses.

« Je parle trop, aussi, n’hésite pas à m’arrêter si je commence à te souler… »

April n’avait pas l’air d’être gênée par le fait que Jackson soit si bavard. Ça lui faisait bizarre, toute sa vie on lui avait dit qu’il parlait trop, qu’il était insupportable, mais là non, April n’avait fait aucune remarque, rien. Jackson se sentait étrangement bien, il avait enfin l’impression de pouvoir s’exprimer comme il le voulait, ça lui plaisait vraiment. Même plus que ça, April lui plaisait… Certes, il venait de la rencontrer, mais il y avait comme une connexion entre les deux, comme si leur rencontre n’était pas que le simple fruit du hasard… Mais plutôt celui du destin.

Il l’écoutait parler, elle donnait vraiment l’impression d’être quelqu’un de passionnée par son travail, qui en savait tous les risques mais les prenaient quand même. Quelqu’un comme lui, en quelques sortes. On dit souvent que les opposés s’attirent, mais pour Jax, c’était plus « Qui se ressemble s’assemble ». Alors oui, April avait l’air un peu plus… Comment dire… Plus calme, plus « réservée » en quelques sortes. Plus posée que Jackson, qui était, il fallait le dire, un grand gamin dans l’âme. Il savait se montrer insupportable quand il le voulait, et même quand il ne le voulait pas. Il avait beau se forcer, il n’arrivait pas à être plus calme.

« Ah, tu sais… Si je suis venu à Gotham, c’est parce que c’est la ville qui se rapproche le plus d’une zone de guerre, sans vraiment en être une non plus. Ça se bat dans les rues tout le temps, la situation est assez compliquée, chacun veut sa part de la ville… Crois-moi, je vois les mêmes choses ici que quand j’allais au Moyen-Orient. C’est tout le contraire de l’ennui, Gotham ! »

Est-ce que partir dans des zones à risque lui manquait ? Un peu. Mais pas autant qu’avant, quand il rentrait aux US entre deux reportages. A cette époque-là, il était intenable. Mais bon, c’était une autre époque.

« Oui, parlons d’autre chose ! On peut parler de ce que tu veux, je suis ouvert à toute discussion… »

Le problème, quand on vient de rencontrer quelqu’un, c’est de savoir de quoi parler. La seule chose qu’ils étaient sûrs d’avoir en commun, c’était le travail, mais parler que de ça… ça allait vite devenir lourd, en fait. Et même s’il en avait envie, Jackson ne se voyait pas l’assaillir de questions, il allait passer pour une espèce de psychopathe. Parler musique ou même cinéma, ça allait être bateau, même si Jackson aimait beaucoup le cinéma.
Mais en parlant de musique… Quelqu’un avait mis le jukebox du pub en route. Certains pouvaient trouver ça étrange, qu’il y ait un jukebox dans un pub anglais à l’allure aussi traditionnelle. Après tout, c’était un objet qu’on associait plus à un Diner des années 50. Mais il mettait bien l’ambiance ici, dès qu’on le mettait en marche, tout le monde se mettait à danser. Ce n’était pas la première fois que Jackson venait accompagné, mais c’était la première fois qu’il avait l’occasion d’inviter quelqu’un… Même si April avait l’air un peu réticente. Tout sourire, il se leva et lui tendit la main.

« S’il te plait ? Juste pour une chanson ! Je suis pas aussi mauvais que j’en ai l’air, niveau danse, j’ai jamais écrasé le pied de quelqu’un. Même avec ma canne ! »

Il lui pris la main et tira un peu dessus, sans non plus lui faire mal, pour essayer de la pousser à se lever. Ce n’était qu’une danse, ça n’allait pas lui faire de mal !

Clairement, April n’était pas à l’aise sur la piste de danse. Jackson ne savait pas si c’était parce qu’elle était gênée ou parce qu’elle ne savait pas danser, mais il voyait bien qu’elle n’avait absolument pas envie d’être là. Même lui, avec sa canne, avait l’air bien plus dans son élément. Après tout, il avait passé une bonne partie de sa jeunesse à écumer les boîtes de nuits, en Californie, il avait de l’expérience sur le dancefloor. Depuis qu’il avait sa canne, il dansait un peu moins, mais il n’avait pas perdu de son groove.

Jackson commençait à se sentir coupable d’avoir poussé April à venir danser avec lui, il s’en voulait de l’avoir mise autant mal à l’aise. D’ailleurs, elle n’attendit même pas la fin de la chanson pour retourner à la table. Le photographe soupira. Et voilà, il avait encore fait une boulette… Bon, il n’avait plus qu’à s’excuser, et espérer qu’elle accepte ses excuses. Le problème… C’est qu’elle marchait un peu trop vite, et qu’il y avait un peu trop de monde sur son chemin. Il essayait de se frayer un chemin, en s’aidant de sa canne, mais avec sa taille et sa carrure, c’était plutôt compliqué. Et il avait perdu April de vue, merde…

Il décida de retourner à leur table, c’était peut-être là qu’elle était. Il se disait qu’elle n’était pas du genre à partir sans au moins lui dire au revoir, ou du moins il l’espérait. Alors qu’il arrivait à leur table, il fonça dans quelqu’un. Et justement, c’était April. Jackson ne put s’empêcher de se sentir rassuré et content de la voir ici, il ne l’avait pas fait fuir. C’était déjà ça ! Mais elle avait quand même l’air pressée de partir, ce qui le rendait un peu triste… Il avait envie de passer plus de temps avec elle. Certes, ce n’était pas la dernière fois qu’il la voyait, loin de là. Après tout, ils travaillaient au même endroit, et ils s’étaient mis d’accord pour collaborer.

« C’est pas grave… Juste, excuse-moi, pour la danse, j’aurais pas dû insister… J’espère que tu m’en veux pas trop. Et oui, on se voit demain ! Mon bureau est au 3e étage, c’est le numéro 325, au fond à gauche ! »

Il espérait vraiment qu’elle viendrait, même si c’était juste pour parler boulot. Pour l’instant, c’était le seul sujet sur lequel ils avaient été d’accord, et l’implication d’April pour son métier de journaliste impressionnait Jackson. Mais d’un autre côté, il avait quand même envie d’en savoir plus sur elle. Il avait entendu parler d’elle au bureau, mais il s’en voulait de ne pas avoir cherché à la connaître plus tôt. Il avait vraiment eu un coup de cœur pour elle.

Avant même qu’il ait le temps de lui proposer de la ramener, ou même de lui dire au revoir, April l’embrassa. Il fut très agréablement surpris. Lui qui pensait avoir tout niqué avec cette histoire de danse, il ne pensait pas qu’April ferait le premier pas… Surtout qu’ils se connaissaient à peine… Mais il était surtout très heureux.

De son côté, April avait l’air terriblement gênée par son propre geste, elle était rouge, presque autant que si elle avait descend plusieurs cocktails à la suite. Jackson du se retenir de rire en voyant le visage de la journaliste. Elle était vraiment adorable. Pour la rassurer, il se pencha vers elle et l’embrassa à son tour, un peu plus profondément.

« Ne t’inquiète pas... »

Puis, il prit son courage à deux mains :

« On va chez moi ? »